Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/170

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l’incident du vestibule, blessée surtout par la peur qu’avait témoignée son père, sentit tout son être moral se crisper et se contracter, et prit involontairement un ton d’indifférence et de laisser-aller qui froissa la princesse Marie ; la princesse, de son côté, lui parut sèche et raide. Cette conversation laborieuse durait depuis cinq minutes, lorsque l’on entendit des pas précipités avec un bruit de pantoufles qui traînaient sur le parquet ; le visage de la princesse Marie blêmit de terreur : la porte s’ouvrit, et le vieux prince entra, vêtu d’une robe de chambre blanche, avec un bonnet de coton sur la tête.

« Ah ! mademoiselle, comtesse, comtesse Rostow, si je ne me trompe, veuillez m’excuser… j’ignorais, mademoiselle… Dieu m’en est témoin, que vous nous aviez honorés de votre visite !… Je venais chez ma fille… c’est pourquoi ce costume… Veuillez m’excuser, comtesse. Dieu m’en est témoin… j’ignorais que vous fussiez là, » répétait-il en appuyant sur ces mots d’un ton forcé et désagréable. La princesse Marie, debout, les yeux baissés, n’osait regarder ni son père, ni Natacha, qui s’était levée pour le saluer, en rougissant jusqu’au blanc des yeux. Seule Mlle Bourrienne continuait à sourire : « Veuillez excuser, veuillez excuser… Dieu m’en est témoin, je l’ignorais… » grommela encore le vieillard, et, toisant Natacha de la tête aux pieds, il se retira. Mlle Bourrienne fut la première à se remettre, et parla de la mauvaise santé du prince. La princesse Marie et Natacha se regardèrent, interdites, sans proférer une parole, et s’abstinrent de toute explication, tandis que ce silence prolongé ne faisait qu’aigrir de plus en plus leurs dispositions à une mutuelle antipathie.

Le comte étant rentré sur ces entrefaites, Natacha se hâta de faire ses adieux, avec un empressement voisin de l’impolitesse. Elle avait pris en grippe cette vieille fille, comme elle l’appelait en elle-même ; elle lui en voulait mortellement de l’avoir placée dans une aussi fausse situation, et de ne lui avoir rien dit de son fiancé : « Ce n’était pas à moi à en parler la première, et devant cette Française encore, » se disait Natacha, pendant que la même pensée tourmentait la princesse Marie. Celle-ci sentait assurément qu’elle devait dire quelque chose à propos du mariage, mais si, d’un côté, la présence de Mlle Bourrienne la gênait, de l’autre le sujet par lui-même était si pénible, qu’elle ne savait comment l’aborder. Enfin, au moment où le comte sortait du salon, elle s’approcha résolument de Natacha, lui saisit les mains, et murmura :