Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/182

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pondre, elle se détourna et feignit de ne point les avoir entendues. Mais la pensée qu’il était là tout près, derrière elle, la tourmenta de nouveau : « Que fait-il ? se disait-elle. Est-il confus ? fâché contre moi ? ou bien est-ce à moi de réparer un tort… que je n’ai pas eu ? » Elle finit par se retourner, le regarda en face, et se sentit vaincue par son affectueux sourire, sa parfaite assurance et sa cordialité sympathique. Cette irrésistible attraction la remplit de terreur, en lui révélant, une fois de plus, l’absence de toute barrière morale entre elle et lui.

Le rideau se leva, Anatole sortit de la loge, heureux et calme, et Natacha rentra dans celle de son père, emportant l’impression d’un monde nouveau qu’elle venait d’entrevoir… Le souvenir de son fiancé, sa visite du matin, sa vie à la campagne, tout fut oublié !

Au quatrième acte, un grand diable chanta et gesticula jusqu’à ce qu’il en vînt à s’abîmer dans une trappe. Ce fut le seul incident qu’elle remarqua. Elle se sentait émue et bouleversée, et, il faut bien le dire, Kouraguine, qu’elle suivait involontairement des yeux, était la cause de son agitation ! Il reparut à leur sortie, fit avancer leur voiture, les aida à y monter, et profita de cet instant pour presser le bras de Natacha au-dessus du coude. Rougissante et confuse, elle leva les yeux, et rencontra son regard passionné et tendre qui brillait dans l’ombre et lui souriait.

À la rentrée du théâtre, on se réunit autour du samovar, et Natacha, sortant de sa stupeur, commença seulement alors à comprendre ce qui s’était passé en elle. Le souvenir du prince André la frappa comme un coup de foudre, le sang afflua à sa figure, et, poussant un cri, elle s’enfuit dans sa chambre : « Mon Dieu, je suis perdue ! Comment ai-je pu lui permettre cela… ? » pensait-elle avec effroi. Cachant ses joues en feu dans ses mains, elle chercha pendant longtemps, sans y parvenir, à voir clair dans le chaos de ses impressions. Là-bas, dans cette grande salle éclairée, où Duport, en veston cousu de paillettes, sautait au son de la musique sur le plancher humide, pendant que vieillards et jeunes gens, jusqu’à la placide Hélène, avec son corsage outrageusement décolleté et son sourire dominateur, criaient bravo avec un bruyant enthousiasme… Là-bas sous l’influence de ce milieu enivrant, tout lui avait semblé naturel et simple ; mais ici, seule avec elle-même, tout était, au contraire, redevenu confus et sombre : « Qu’ai-je donc ? se