Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/188

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tesse, qui lui avait paru, au premier abord, si imposante, si inabordable, et qui maintenant lui témoignait une bonne grâce si parfaite. Elle en avait la tête tournée ; Hélène, de son côté, était sincère, mais cette sincérité n’excluait point son arrière-pensée de l’attirer chez elle : en effet son frère l’en avait priée, et, tout en se faisant une joie de servir ses intérêts, elle y mettait toute la bonne foi imaginable. Elle avait été jalouse autrefois de Natacha à propos de Boris, mais aujourd’hui elle n’y pensait plus, et elle lui souhaitait sérieusement tout ce qu’elle désirait pour elle-même. Elle la prit à part au moment de la quitter.

« Mon frère a dîné chez nous hier, et il nous a fait mourir de rire… Il ne mange rien, ne fait que soupirer… Il est fou, amoureux fou de vous, ma belle ! »

Natacha devint pourpre à ces mots.

« Oh ! comme elle rougit, la chère enfant… vous viendrez, bien sûr ?… Si vous aimez quelqu’un, ce n’est pas une raison pour vous cloîtrer, et, à supposer que vous soyez fiancée, je suis sûre que votre futur serait charmé de savoir que vous allez dans le monde en son absence plutôt que de périr d’ennui. »

« Elle sait que je suis fiancée, se disait Natacha, et cependant elle a plaisanté de tout cela avec Pierre, avec Pierre qui est la droiture même !… Donc, il n’y a rien de mal là dedans. » Grâce à l’influence qu’Hélène exerçait sur elle, ce qui lui avait paru effrayant jusque-là redevint tout à coup simple et naturel : « C’est une vraie grande dame, elle est charmante, et l’on voit qu’elle m’aime de tout son cœur. Pourquoi donc ne pas m’amuser un peu ? » se demandait Natacha en la regardant de ses yeux grands ouverts, qui exprimaient une vague surprise.

Marie Dmitrievna revint pour dîner : il était facile de voir, à son silence et à son air absorbé, qu’elle avait subi une défaite. Trop émue pour parler avec calme des incidents de son entrevue avec le vieux prince, elle répondit au comte que tout marchait bien, et qu’il en saurait davantage le lendemain. Seulement, quand elle apprit la visite et l’invitation de la comtesse Besoukhow, elle dit carrément qu’elle n’aimait pas à la voir chez elle, et déconseilla toute intimité de ce côté.

« Mais, ajouta-t-elle en se tournant vers Natacha, puisque tu as promis, vas-y, cela te distraira ! »