Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/205

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— En route, en route ! s’écria Anatole… Un moment ! ajouta-t-il en voyant Balaga se diriger vers la sortie : fermez bien les portes, et asseyons-nous[1]. » On les ferma et l’on s’assit… « Voilà qui est fait, et maintenant, mes enfants, en route ! » répéta-t-il en se levant.

Joseph, le domestique, lui présenta sa sacoche et son sabre, et tous passèrent dans le vestibule.

« Où est la pelisse ? demanda Dologhow. Hé, Ignatka ! va demander à Matrena Matféïevna la pelisse de zibeline ; entre nous, je crains qu’elle ne l’emporte, ajouta-t-il plus bas… Tu verras, elle va accourir plus morte que vive sans rien mettre sur ses épaules, et, si tu t’attardes, il y aura des pleurs, papa et maman feront leur apparition… : aussi, prends bien vite la fourrure et fais-la mettre dans le traîneau. »

Le domestique revint avec une pelisse doublée de renard ordinaire.

« Imbécile ! je t’ai dit celle de zibeline ! Hé, Matrëchka, » s’écria-t-il avec tant de force, que sa voix retentit jusqu’au fond de l’appartement.

Une jolie bohémienne, maigre et pâle, avec des yeux d’un noir de jais, des cheveux bouclés à reflets aile de corbeau, enveloppée d’un châle rouge, se précipita dans l’antichambre en apportant la fourrure de zibeline.

« Eh bien, quoi ! la voici, prenez-la, je ne la regrette pas, » dit-elle d’un ton plaintif, en contradiction avec ses paroles ; elle était intimidée à la vue de son maître.

Dologhow lui jeta sur les épaules la pelisse de renard et l’en enveloppa :

« Comme cela d’abord, dit-il en relevant le collet, et comme cela ensuite, ajouta-t-il en le faisant retomber sur sa tête, de façon à ne laisser qu’un peu de sa figure à découvert… et enfin comme cela !… » Et il poussa vers elle Anatole, qui lui appliqua un baiser sur les lèvres.

« Adieu, Matrëchka, c’est fini de mes folies ici ! ma petite colombe, adieu, et souhaite-moi bonne chance !

— Que le bon Dieu vous donne du bonheur, beaucoup de bonheur, » répondit-elle avec son accent bohémien.

Deux troïkas, tenues par deux jeunes cochers, stationnaient devant la maison : Balaga monta dans le premier traîneau, leva

  1. Usage superstitieux, destiné en Russie à porter bonheur au voyage. (Note du trad.)