Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/229

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teur, avec sa redingote et son petit chapeau, se détachant de la suite qui l’entourait, elles jetaient en l’air leurs bonnets aux cris de : « Vive l’Empereur ! » et, continuant sans cesse à déboucher de l’immense forêt où elles étaient campées, elles franchissaient les ponts en masses compactes.

« On fera du chemin cette fois-ci… Oh ! quand il s’en mêle lui-même, ça chauffe, nom de… !… Le voilà ! Vive l’Empereur !… — C’est donc là ces fameuses steppes de l’Asie ! Vilain ! tout de même !… — Au revoir, Beauchet, je te réserve le plus beau palais de Moscou ! Au revoir, bonne chance ! … L’as-tu vu, l’Empereur ?… prr !… — Si on me fait gouverneur aux Indes, Gérard, je te fais ministre du Cachemire, c’est arrêté !… Vive l’Empereur ! Vive l’Empereur !… — Oh ! les gredins de cosaques ! comme ils filent !… Vive l’Empereur ! Le vois-tu ?… Je l’ai vu deux fois comme je te vois, le petit caporal !… Je l’ai vu donner la croix à un ancien. Vive l’Empereur !… » Et mille autres propos semblables s’échangeaient dans tous les rangs entre les vieux et les jeunes soldats… et sur toutes ces figures basanées rayonnait un sentiment unanime de joie, causé par l’ouverture de la campagne si impatiemment attendue, et de dévouement exalté pour cet homme en redingote grise, placé là-haut sur la colline.

Le 25 juin, monté sur un petit cheval arabe pur sang, Napoléon arriva au galop jusqu’à un des trois ponts, au bruit des clameurs assourdissantes qui le saluaient au passage, et qu’il ne tolérait que parce qu’il lui était impossible d’interdire ces bruyants témoignages d’affection. On voyait cependant qu’ils le fatiguaient et détournaient son attention des préoccupations militaires qui l’absorbaient en ce moment. Traversant un ponton qui fléchit sous le galop de son cheval, il prit la direction de Kovno, précédé des chasseurs de la garde, qui lui frayaient, à grands cris, un passage à travers les troupes. Arrivé sur le bord du large Niémen, il s’arrêta devant un régiment de uhlans polonais :

« Vive l’Empereur ! » s’écrièrent les uhlans avec autant d’enthousiasme que les Français, et en rompant les rangs pour le mieux voir.

Napoléon examina le fleuve, descendit de cheval, s’assit sur une poutre qui gisait à terre, et, sur un signe de sa main, un page, rayonnant d’orgueil, lui remit une longue-vue, qu’il appuya sur l’épaule du jeune garçon, pour inspecter à son aise la rive opposée. Puis, étudiant la carte du pays qui était déployée