Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/235

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Napoléon. Il ne les avait pas mises dans sa lettre, comprenant, avec son tact habituel, qu’il n’était pas convenable de les prononcer au moment où il faisait une dernière tentative pour le maintien de la paix ; mais il réitéra l’ordre à Balachow de les redire textuellement à Napoléon lui-même. Partant aussitôt avec un trompette et deux cosaques, Balachow arriva, au point du jour, au village de Rykonty, occupé par des avant-postes de cavalerie française, en deçà du Niémen.

Un sous-officier de hussards, en uniforme amarante et coiffé d’un colback, lui cria de s’arrêter ; Balachow se borna à ralentir le pas ; le sous-officier s’avança vers lui en marmottant un juron d’un air irrité, et, tirant son sabre, lui demanda grossièrement s’il était sourd ! Balachow se nomma : le Français, envoyant alors un de ses hommes chercher l’officier qui commandait le poste, reprit sa causerie avec ses camarades, sans plus faire attention à l’envoyé russe, qui éprouva un sentiment étrange en subissant, personnellement et dans son pays, cette manifestation irrespectueuse de la force brutale, si nouvelle pour lui, habitué aux honneurs et en rapports constants avec le pouvoir suprême, pour lui qui venait de causer pendant trois longues heures avec l’Empereur !

Le soleil perçait les nuages, l’air était frais et imprégné de rosée. Le troupeau du village s’en allait aux champs, où les alouettes s’élevaient dans l’espace, en gazouillant, l’une après autre comme des bulles d’air qui montent à la surface de l’eau. Balachow, en attendant l’officier, suivait leur vol d’un égard distrait, pendant que les cosaques et les hussards échangeaient en silence des clins d’œil furtifs.

Le colonel français, qui venait évidemment de se lever, parut enfin, suivi de deux de ses hussards, et monté sur un beau cheval gris bien soigné et bien nourri : les cavaliers et leurs chevaux avaient une tournure élégante et respiraient le bien-être.

Ce n’était encore que la première période de la guerre, la période de la tenue d’ordonnance, la période de l’ordre comme en temps de paix, à laquelle se mêlaient pourtant une allure plus guerrière que de coutume, et cet entrain et cette gaieté qui sont l’accompagnement habituel des débuts d’une campagne !

Le colonel étouffait avec peine des bâillements, mais il fut poli envers Balachow, car il se rendait compte de son importance. Il lui fit franchir les avant-postes, et l’assura que, vu la