Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/239

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« Y a-t-il moyen, je vous le demande, de voir la vie par ses côtés aimables, lorsqu’on est comme moi harassé de soucis et assis sur un tonneau dans une mauvaise grange ? » semblait dire la figure du maréchal.

Le plus grand plaisir de cette sorte de personnages, lorsqu’ils en rencontrent un autre sur leur chemin dans des conditions différentes de mouvement et de vie, consiste à faire parade de leur activité incessante et morose : c’est ce qui arriva à Davout à la vue de Balachow, et de sa physionomie animée par la course, la belle matinée et sa conversation avec Murat. Lui jetant un coup d’œil par-dessus ses lunettes, il sourit dédaigneusement, et, sans même le saluer, se replongea dans ses calculs, en fronçant méchamment les sourcils.

L’impression désagréable produite sur le nouveau venu par cette singulière façon de le recevoir n’échappa point au maréchal, qui releva la tête et lui demanda froidement ce qu’il voulait.

Ne pouvant attribuer cette réception qu’à l’ignorance de Davout sur sa double qualité d’aide de camp général et de représentant de l’Empereur Alexandre, Balachow s’empressa de lui faire part de l’objet de sa mission, mais, à sa grande surprise, Davout n’en devint que plus raide et plus grossier.

« Où est votre paquet ? Donnez-le-moi, je l’enverrai à l’Empereur. »

Balachow lui répondit qu’il avait l’ordre de ne le remettre qu’en mains propres.

« Les ordres de votre Empereur s’exécutent dans votre armée, mais ici, vous devez vous soumettre à nos règlements !… » Et, afin de faire mieux comprendre au général russe dans quelle dépendance de force brutale il se trouvait, il envoya chercher l’officier de service.

Balachow déposa le paquet contenant la lettre de l’Empereur sur la table, qui n’était autre qu’un battant de porte, auquel pendaient encore les gonds, placé en travers sur un tonneau. Davout prit connaissance de l’adresse écrite sur la dépêche.

« Vous avez pleinement le droit de me traiter avec ou sans politesse, dit Balachow, mais permettez-moi de vous faire observer que j’ai l’honneur de compter parmi les aides de camp généraux de Sa Majesté… »

Davout le regarda sans dire un mot : l’irritation empreinte sur les traits de l’envoyé lui causait évidemment un vif contentement :