Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/254

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« André, tu nous quittes décidément ? lui dit sa sœur.

— Dieu soit loué ! Je suis libre de m’en aller ; je regrette que tu ne puisses pas en faire autant !

— Pourquoi parler ainsi, à présent que tu vas à la guerre, à cette terrible guerre ? reprit la princesse Marie. Il est si âgé ! Mlle Bourrienne m’a dit qu’il avait demandé après toi… » Et ses lèvres tremblèrent, et de grosses larmes roulèrent sur ses joues. Le prince André se détourna sans proférer une parole :

« Mon Dieu ! s’écria-t-il tout à coup, en marchant dans la chambre… Se dire que des choses ou des êtres aussi misérables peuvent causer le malheur d’autrui ! » La violence de son accent effraya sa sœur, qui comprit que sa réflexion s’appliquait non seulement à Mlle Bourrienne, mais aussi à l’homme qui avait tué son bonheur !

« André, je t’en supplie, — dit-elle, en lui touchant légèrement le bras, les yeux rayonnants au travers de ses larmes ; — ne crois pas que la douleur provienne des hommes… ils ne sont que les instruments de Dieu ! » Son regard, passant par-dessus la tête de son frère, se fixa dans l’espace, comme s’il était habitué à y trouver une image chère et familière : « La douleur nous est envoyée par Lui : les hommes n’en sont pas responsables. Si quelqu’un te semble avoir eu des torts envers toi, oublie-les et pardonne. Nous n’avons pas le droit de punir : tu comprendras, toi aussi, un jour, le bonheur de pardonner.

— Si j’avais été femme, Marie, je l’aurais fait sans aucun doute : pardonner, c’est la vertu de la femme ; mais pour l’homme, c’est bien différent : il ne peut et ne doit ni oublier ni pardonner !… » Si ma sœur m’adresse cette prière, pensa-t-il, cela veut dire que j’aurais dû m’être vengé depuis longtemps !… Et sans plus écouter le sermon qu’elle continuait à lui faire, il se représenta avec une haineuse satisfaction l’heureux moment où il rencontrerait Kouraguine, qu’il savait être à l’armée.

La princesse Marie engagea son frère à rester encore vingt-quatre heures : elle était sûre, disait-elle, que son père serait malheureux de le voir partir sans s’être réconcilié avec lui. Mais il fut d’un avis contraire, et l’assura que leur brouille s’envenimerait s’il retardait son départ, que son absence serait courte, et qu’il écrirait à son père.

« Adieu, André, rappelez-vous que les malheurs viennent de Dieu, et que les hommes ne sont jamais coupables ! » Telles furent les dernières paroles de la princesse Marie.