Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/273

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dait pas de cette digue… ! La prendre ou la laisser à l’ennemi revenait au même, et, quoi qu’en puisse dire Zdrginsky, ce n’étaient pas les Thermopyles ! Pourquoi alors ce sacrifice ? Pourquoi mettre en avant ses propres enfants ? Je n’aurais certainement pas exposé ainsi Pétia, ni même Iline, qui est un étranger pour moi, mais un brave garçon… J’aurais au contraire tâché de les placer loin du danger. » Il se garda bien cependant de faire part à ses deux camarades de ses réflexions : l’expérience lui avait appris que c’était inutile, car, comme toute cette histoire devait contribuer à glorifier nos armées, il fallait feindre d’y ajouter une foi entière, et c’est ce qu’il fit sans hésiter.

« On ne peut plus y tenir, s’écria Iline, qui devinait la mauvaise humeur de Rostow : je suis mouillé jusqu’aux os… Voilà la pluie qui diminue, je vais m’abriter ailleurs. » Iline et Zdrginsky sortirent.

Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées, que le premier revint en pataugeant dans la boue :

« Hourra ! Rostow, allons vite, j’ai trouvé ! Il y a un cabaret à deux cents pas d’ici, et les nôtres y sont déjà établis. Nous nous sècherons, et Marie Henrikovna y est aussi. »

Marie Henrikovna était une jeune et jolie Allemande que le docteur du régiment avait épousée en Pologne et qu’il menait partout avec lui. Était-ce parce qu’il n’avait pas les moyens de l’installer ailleurs, ou parce qu’il ne voulait pas s’en séparer pendant les premiers mois de leur mariage ? On l’ignorait. Le fait est que la jalousie du docteur était devenue, parmi les officiers de hussards, un thème de plaisanteries inépuisable. Rostow s’enveloppa de son manteau, appela Lavrouchka, lui ordonna de transporter ses effets, et suivit Iline ; ils glissaient, à qui mieux mieux, dans la boue, et s’éclaboussaient dans les flaques d’eau ; la pluie diminuait, l’orage s’éloignait, et la lueur blafarde des éclairs à l’horizon ne perçait plus les ténèbres qu’à de longs intervalles.

« Rostow, où es-tu ? criait Iline.

— Par ici, répondait Rostow… Vois donc, quels éclairs ! »


XIII

La kibitka du docteur stationnait devant le cabaret, où cinq officiers s’étaient réfugiés. Marie Henrikovna, une jolie blonde,