Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/293

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mais comment pouvait-elle demander à Dieu de lui laisser fouler aux pieds ses ennemis, lorsque peu d’instants auparavant elle avait souhaité d’en avoir beaucoup, afin de pouvoir les aimer tous et de prier pour eux ? Comment, d’un autre côté, douterait-elle de la vérité de la prière qu’on venait de lire à genoux ? Une terreur pleine de recueillement la pénétra à la pensée des punitions qui frappent les pécheurs ; elle pria avec élan, afin d’obtenir leur pardon et le sien, et il lui sembla que Dieu avait entendu sa prière et qu’il lui accorderait le repos et le bonheur en ce monde.


XIX

Depuis le jour où Pierre avait emporté l’impression du regard reconnaissant de Natacha, depuis le jour où il avait contemplé la comète brillant dans l’espace, un horizon nouveau s’était entr’ouvert devant lui : le problème du néant et de la sottise humaine, qui le tourmentait toujours, cessa de le préoccuper. Les terribles énigmes qui à tout moment surgissaient menaçantes dans son esprit s’effacèrent comme par enchantement devant son image. Causait-il ou écoutait-il les propos les plus indifférents, entendait-il citer une action lâche ou une absurdité monstrueuse, il ne s’en effrayait plus comme jadis : il ne se demandait plus pourquoi les hommes s’agitaient ainsi, lorsque à la vie déjà si courte succédait l’inconnu. Mais il se la représentait, elle, telle qu’il venait de la voir, et ses doutes s’envolaient ; son souvenir relevait et le transportait dans le monde idéal et pur, où il ne trouvait plus ni pécheurs ni justes, mais où régnaient la beauté et l’amour, ces deux seules raisons d’être de l’existence. Quelque grandes que fussent les misères morales qu’il venait à découvrir, il se disait : « Que m’importe, après tout, que celui qui a volé l’État et l’Empereur soit comblé d’honneurs, puisqu’elle m’a souri hier, qu’elle m’a prié de retourner chez eux aujourd’hui, que je l’aime, et que personne n’en saura jamais rien ! »

Pierre continuait à fréquenter le monde, à boire comme par le passé, et à mener une vie complètement désœuvrée. Mais lorsque les nouvelles du théâtre de la guerre devinrent de jour en jour plus alarmantes, lorsque la santé de Natacha se réta-