Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/310

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armées est subordonnée aux mouvements de l’ennemi, et le nombre de leurs soldats aux exigences stratégiques…

— Ce n’est pas le moment de discuter, il faut agir ! » reprit un autre personnage, que Pierre avait rencontré autrefois chez les Bohémiens ; ce personnage jouissait au jeu d’une réputation plus que douteuse ; lui aussi, l’uniforme l’avait complètement métamorphosé…

— La guerre est en Russie, l’ennemi s’avance pour anéantir le pays, pour profaner la tombe de nos pères, pour emmener nos femmes et nos enfants (ici l’orateur se frappa la poitrine)… Nous nous lèverons tous, nous irons tous défendre le Tsar, notre père !… Nous autres Russes, nous ne ménagerons pas notre sang pour la défense de notre foi, du trône et du pays… Si nous sommes de vrais enfants de notre patrie bien-aimée, mettons de côté les rêvasseries… Nous montrerons à l’Europe comment la Russie sait se lever en masse ! »

L’orateur fut chaleureusement applaudi, et le comte Ilia Andréïévitch se joignit de nouveau à ceux qui témoignaient hautement leur satisfaction.

Pierre aurait volontiers déclaré que lui aussi se sentait prêt à tous les sacrifices, mais qu’avant tout il était urgent de connaître la véritable situation des choses, afin de pouvoir y porter remède. On ne lui en laissa pas le temps : on criait, on hurlait, on l’interrompait à chaque mot, on se détournait même de lui comme d’un ennemi ; les groupes se formaient, se séparaient et se rapprochaient tour à tour, et finirent par retourner dans la grande salle, en parlant tous à la fois avec une surexcitation indicible. Leur émotion ne provenait pas, comme on aurait pu le croire, de l’irritation causée par les paroles de Pierre, déjà oubliées, mais de ce besoin instinctif qu’éprouve la foule de donner un objectif visible et palpable à son amour ou à sa haine ; aussi, dès ce moment, le malheureux Pierre devint-il la bête noire de la réunion. Plusieurs discours, dont quelques-uns étaient pleins d’esprit et fort bien tournés, succédèrent à celui du marin en retraite, et furent vivement applaudis.

Le rédacteur du Messager russe, Glinka, déclara que « l’enfer devait être repoussé par l’enfer… Nous ne devons pas, disait-il, nous borner, comme des enfants, à sourire aux éclairs et aux roulements du tonnerre ! »

« Oui, oui, c’est bien ça !… Nous ne devons pas nous contenter de sourire aux éclairs et aux roulements du ton-