Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/315

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chaque individu, agissant dans des vues personnelles, à l’accomplissement d’une œuvre colossale, dont ni eux ni même Alexandre et Napoléon n’avaient certainement l’idée.

Il serait oiseux, à l’heure qu’il est, de discuter sur les causes qui ont amené les désastres des Français : ce sont évidemment, d’un côté, leur entrée en Russie dans une saison trop avancée, et l’absence de tous préparatifs pour une campagne d’hiver, et, de l’autre, le caractère même imprimé à la guerre par l’incendie des villes et l’excitation à la haine de l’ennemi chez le peuple russe. Une armée de 800 000 hommes, la meilleure du monde, ayant à sa tête le plus grand capitaine et devant elle un ennemi deux fois plus faible, guidé par des généraux inexpérimentés, ne devait et ne pouvait succomber que par l’action de ces deux causes. Mais ce qui nous frappe aujourd’hui, ne frappait pas les contemporains, et les efforts des Russes et des Français tendaient au contraire à paralyser constamment leurs seules chances de salut.

Dans les ouvrages historiques sur l’année 1812, les auteurs français se donnent beaucoup de mal pour prouver que Napoléon se rendait compte du danger qu’il y avait pour lui, en faisant cette campagne, à s’étendre dans l’intérieur du pays, qu’il cherchait à livrer bataille, que ses maréchaux l’engageaient à s’arrêter à Smolensk… etc… etc… Les auteurs russes, de leur côté, appuient avec autant de force sur le plan arrêté, d’après eux, dès le début de l’invasion, et destiné à attirer, à la façon des Scythes, Napoléon au cœur même de l’Empire, et ils produisent, à l’appui de leur opinion, bon nombre de suppositions et de déductions tirées des événements qui se passaient à cette époque ; mais ces suppositions et ces déductions appartiennent évidemment à la catégorie des « on dit » sans valeur sérieuse, que l’historien ne saurait admettre sans s’écarter de la vérité, et tous les faits sont là pour les démentir.

Que voyons-nous en effet tout d’abord ? Nos armées sans communications entre elles, cherchant à se réunir, bien que cette réunion n’offre aucun avantage, à supposer surtout que l’on eût songé à attirer l’ennemi dans l’intérieur du pays ; le camp de Drissa fortifié d’après la théorie de Pfuhl, dans l’idée bien arrêtée de ne pas se retirer au delà ; l’Empereur suivant l’armée, non pas pour opérer une retraite, mais pour exciter les soldats par sa présence, et défendre chaque pouce de terrain contre l’invasion étrangère, et adressant de violents