Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/323

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diquer l’endroit où il devait placer son lit pour cette nuit : chaque coin fut mesuré et inspecté avec soin, mais aucun ne lui convenait ; son divan habituel, surtout, lui inspirait une aversion insurmontable ; il en avait peur, à cause sans doute des cauchemars qui l’y avaient accablé. Enfin, après une longue et mûre délibération, il choisit dans le salon l’espace compris entre le piano et le mur, où jamais il n’avait encore dormi. Tikhone reçut l’ordre d’y placer le lit, ce qu’il fit aussitôt avec l’aide du valet de chambre.

« Pas ainsi, pas ainsi ! s’écria le vieux prince, en attirant à lui sa couchette et en la reculant ensuite. « Je vais donc pouvoir me reposer ! » se dit-il en se laissant déshabiller par son fidèle serviteur. Après avoir ôté avec peine son caftan et son pantalon, il se laissa tomber sur sa couche, et sembla s’abîmer dans la contemplation de ses jambes desséchées et jaunes. Il réfléchissait et hésitait devant le suprême effort qu’il lui restait à faire pour les soulever et les étendre : « Dieu ! que c’est lourd ! se disait-il. Que ne mettez-vous plus vite, « vous autres », un terme à mes maux ? Que ne me laissez-vous m’en aller ?… » Et il ramena enfin à lui ses vieilles jambes, en poussant un long soupir. À peine couché, son lit se mit à onduler et à se soulever sous lui, en avant, en arrière : on aurait dit que le meuble avait pris vie, et qu’il s’agitait violemment : il en était ainsi presque toutes les nuits. Le prince rouvrit les yeux, qu’il venait de fermer.

« Pas de repos, pas de repos avec eux, ces maudits ! s’écria-t-il en colère, comme s’il s’adressait à quelqu’un. Mais n’avais-je pas réservé quelque chose de grave pour y songer à présent à mon aise ? Les verrous ? Non, je les ai commandés ! ce n’était pas ça ! Qu’ai-je donc oublié tout à l’heure au salon, où la princesse Marie et cet imbécile de Dessalles disaient des sornettes… et puis, et puis, n’ai-je rien mis dans ma poche ?… et après ? je ne me le rappelle plus… Tikhone, eh ! de quoi a-t-il été question à table ?

— Du prince André…

— Tais-toi, tais-toi… Ah ! je sais, la lettre de mon fils !… La princesse Marie l’a lue, Dessalles a parlé de Vitebsk, je vais la lire à mon tour. »

Il se la fit apporter et ordonna à Tikhone de rapprocher le guéridon, sur lequel étaient posés son verre de limonade et son bougeoir ; il mit ensuite ses lunettes et lut attentivement ce que lui écrivait son fils. Alors, dans le calme de la nuit, à