Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/342

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exaltation patriotique mettait à l’index le théâtre français, dont l’entretien, disait-elle, coûtait « ce que coûte un corps d’armée ». On y suivait avec un intérêt extrême les opérations militaires, on y répandait sur nos troupes les bruits les plus favorables, tandis que dans la coterie d’Hélène, où les Français étaient en majorité, on prenait note des tentatives faites par Napoléon en faveur de la paix, on niait la vérité des rapports sur la cruauté de l’ennemi, et l’on critiquait à outrance les conseils prématurés de ceux qui parlaient de la nécessité de se transporter à Kazan et d’y installer la cour et les Instituts. La guerre n’avait à leurs yeux qu’un caractère purement démonstratif ; la paix ne pouvait donc se faire attendre, et ils répétaient avec emphase l’axiome de Bilibine, devenu un habitué de la maison d’Hélène (car tout homme intelligent devait l’être ou l’avoir été), que « les questions épineuses ne se tranchaient point par la poudre, mais par ceux qui l’avaient inventée ». On s’y moquait avec esprit, tout en y mettant beaucoup de prudence, de l’exaltation moscovite, arrivée à son apogée durant la visite de l’Empereur à l’ancienne capitale.

Chez Mlle Schérer, au contraire, cet enthousiasme soulevait une admiration fanatique, semblable à celle de Plutarque pour ses héros ! Le prince Basile, qui continuait à occuper les mêmes postes importants, était le chaînon qui reliait ces deux cercles rivaux. Il fréquentait à la fois « ma bonne amie Anna Pavlovna » et « le salon diplomatique de ma fille » : aussi lui arrivait-il souvent, en passant d’un camp à l’autre, de s’embrouiller dans ce qu’il disait, et d’exprimer chez la première les opinions en honneur chez la seconde, et réciproquement. Un jour, peu de temps après le retour de l’Empereur, le prince Basile, qui s’était mis à censurer avec sévérité chez Anna Pavlovna la conduite de Barclay de Tolly, finit par avouer qu’il aurait été très embarrassé, dans le moment actuel, de nommer quelqu’un au poste de général en chef. Un des habitués du salon, connu sous le sobriquet d’un « homme de beaucoup de mérite », raconta qu’il avait vu le matin même le commandant de la milice de Pétersbourg recevant les volontaires dans la chambre des finances, et se permit d’avancer que c’était peut-être l’homme destiné à satisfaire toutes les exigences.

Anna Pavlovna sourit mélancoliquement, en déclarant que Koutouzow ne faisait que créer des ennuis à l’Empereur.

« Oui, je l’ai dit à l’assemblée de la noblesse, reprit le prince Basile ; je leur ai dit que son élection aux fonctions de com-