Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/349

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refusa de partir, et s’exposa par là à une scène des plus violentes. Son père furieux lui reprocha ses torts imaginaires, l’accabla des reproches les plus sanglants, l’accusa d’avoir empoisonné son existence, de l’avoir brouillé avec son fils, d’avoir fait sur son compte des suppositions abominables, et finit par la renvoyer de son cabinet, en lui disant qu’elle pouvait faire ce qui lui semblerait bon, qu’il ne voulait plus la connaître, et lui défendait de se montrer désormais devant ses yeux. La princesse Marie, heureuse de ne pas avoir été mise de force en voiture, vit dans cette concession la preuve irrécusable de la satisfaction cachée que causait à son père sa résolution de rester auprès de lui. Le lendemain du départ de son petit-fils, le vieux prince revêtit sa grande tenue, et se disposa à aller voir le général en chef. Sa calèche étant avancée, sa fille l’aperçut, tout chamarré de décorations, s’acheminer vers une allée du jardin, pour y passer en revue les paysans et la domesticité qu’il avait armés. Assise à sa fenêtre, elle prêtait une oreille attentive aux ordres qu’il donnait, lorsque tout à coup quelques hommes, la figure bouleversée, se mirent à courir du jardin vers la maison ; s’élançant aussitôt au dehors, elle allait s’engager dans l’allée, lorsqu’elle vit venir à elle une troupe de miliciens, et au milieu d’eux le vieux prince en uniforme, soutenu par eux et laissant traîner ses pieds sans force sur le sable. Elle fit quelques pas, mais les rayons de lumière qui se jouaient sur le groupe, à travers l’épais feuillage des tilleuls, l’empêchèrent d’abord de se rendre compte du changement survenu dans ses traits. En s’approchant davantage, elle en fut profondément saisie : l’expression dure et résolue de sa figure s’était fondue en une expression soumise et humble. À la vue de sa fille, il remua ses lèvres impuissantes, et il s’en échappa quelques sons rauques et inintelligibles. On le porta jusque dans son cabinet, et on le déposa sur le divan qui lui avait tout dernièrement encore causé de si folles terreurs.

Le docteur, qu’on alla chercher à la ville voisine, le veilla toute la nuit, et déclara que le côté droit avait été frappé de paralysie. Le séjour à Lissy-Gory devenant de jour en jour plus dangereux, la princesse Marie fit transporter le malade à Bogoutcharovo, et envoya son neveu à Moscou sous la garde de Dessalles.

Le vieux prince passa ainsi trois semaines dans la maison de son fils, toujours dans le même état. Il n’avait plus sa tête :