Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/377

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’étaient remplis de larmes, lorsqu’elle lui avait parlé, et ce souvenir restait gravé dans son cœur. En lui disant adieu, elle éprouva à son tour une émotion étrange, et elle se demanda si elle ne l’aimait pas déjà. Sans doute elle avait honte de s’avouer à elle-même qu’elle s’était subitement éprise d’un homme qui peut-être ne l’aimerait jamais ; mais elle se consolait à la pensée que personne ne le saurait, et qu’il n’y avait aucun crime à aimer en secret, toute sa vie, celui qui serait son premier et son dernier amour. « Il a fallu qu’il arrivât à Bogoutcharovo pour me rendre service, il a fallu que sa sœur refusât mon frère, » se disait-elle, en entrevoyant le doigt de Dieu dans cet enchaînement de circonstances, et en caressant tout bas l’espoir que ce bonheur, à peine entrevu, pourrait un jour devenir une réalité !

Elle aussi avait fait une douce impression sur Rostow, et lorsque ses camarades, qui avaient eu vent de ses aventures, se permirent de le taquiner en le complimentant sur ce qu’en allant chercher du foin il avait eu le talent de découvrir une des plus riches héritières de Russie, il se fâcha sérieusement ; mais au fond du cœur il s’avouait qu’il ne pouvait désirer ni faire rien de mieux que d’épouser la sympathique princesse Marie. Ce mariage ne ferait-il pas le bonheur de ses parents et le sien, — il le sentait instinctivement, — celui de la douce créature qui le considérait comme son sauveur !… Et, d’un autre côté, ne trouverait-il pas dans sa magnifique fortune le moyen de rétablir celle de son père ?… Mais alors que deviendraient Sonia, et le serment qu’il lui avait fait ? C’était précisément ce souvenir qui l’irritait, lorsqu’on le plaisantait sur son excursion à Bogoutcharovo.