Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/379

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« Qui ? Son Altesse ? Elle sera ici tout à l’heure. Que demandez-vous ? »

Le lieutenant-colonel sourit dans sa moustache à ce ton impertinent, descendit de cheval, jeta la bride à son planton et s’approcha de Bolkonsky, qu’il salua.

Bolkonsky lui rendit son salut, et lui fit place à côté de lui sur le banc.

« Vous aussi, vous attendez le commandant en chef ? lui demanda le nouveau venu. On le dit accessible, c’est bien heureux ! poursuivit-il en grasseyant… Autrement, si on avait encore affaire aux mangeurs de saucisses, ce serait la mer à boire ; ce n’est pas pour rien que Yermolow a demandé à être compté parmi les Allemands. Espérons que les Russes auront maintenant voix au chapitre. Le diable seul sait où l’on voulait en venir avec toutes ces retraites… Avez-vous fait la campagne ?

— Non seulement j’ai eu le plaisir de la faire, répliqua le prince André, mais aussi de perdre, grâce à elle, tout ce que j’avais de plus cher, mon père, qui vient de mourir de chagrin, sans compter ma maison et mon bien… Je suis du gouvernement de Smolensk.

— Ah ! vous êtes sans doute le prince Bolkonsky… Charmé de faire votre connaissance. Je suis le lieutenant-colonel Denissow, plus connu sous le nom de Vaska Denissow, » dit le hussard, en serrant cordialement la main au prince André, et en le regardant avec un affectueux intérêt. « Oui, je l’avais appris, dit-il d’un ton plein de sympathie… C’est bien là une guerre de Scythes, ajouta-t-il en reprenant, après un court silence, le fil de ses pensées. Tout cela peut être parfait, mais pas pour celui qui paye les pots cassés… Ah ! vous êtes le prince André Bolkonsky ? je suis vraiment bien aise de faire votre connaissance, » répéta-t-il, en hochant la tête avec un triste sourire, et en lui serrant de nouveau la main.

Le prince André connaissait Denissow par ce que lui en avait dit Natacha. Cette réminiscence, en réveillant en lui les pénibles pensées qui, dans ces derniers mois, commençaient à s’effacer de son esprit, lui fit de la peine et du plaisir à la fois. Il avait éprouvé depuis lors tant d’autres secousses morales, — l’abandon de Smolensk, sa visite à Lissy-Gory, la nouvelle de la mort de son père, — que ses anciens souvenirs ne revenaient plus aussi souvent à sa mémoire, et il sentit qu’ils avaient