Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/39

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qu’elle peut être, et avec le tout je pourrai parfaitement marcher. Et puis, elle est belle, d’un caractère solide, elle m’aime, ajouta-t-il en rougissant, je l’aime aussi, car elle a beaucoup de bon sens… c’est tout l’opposé de sa sœur, dont le caractère est désagréable et l’esprit insignifiant…, on dirait qu’elle n’est pas de la famille…, c’est une perle que ma fiancée…, vous la verrez, et j’espère que vous viendrez souvent…, il allait dire : « dîner, » mais après réflexion il se reprit et dit : « … prendre le thé, » et d’un coup de langue il lança vivement un petit anneau de fumée bien réussi, emblème parfait du bonheur qu’il rêvait.

Le premier moment d’indécision une fois passé, la famille prit l’air de fête qui est de règle en pareille circonstance, mais on y sentait une affectation, mélangée d’un certain embarras, qui provenait de la joie que l’on éprouvait de se débarrasser de Véra, et que l’on craignait de ne pas suffisamment déguiser. Le vieux comte, fort gêné par-dessus le marché, ne pouvait parvenir, par suite de ses nombreuses dettes, à fixer le chiffre de la dot ; huit jours seulement le séparaient de la noce, et il n’en avait rien dit à Berg, fiancé depuis un mois. 300 âmes représentaient la fortune de chacune de ses filles à leur naissance, mais depuis lors elles avaient été engagées et vendues ; de capital, il n’y en avait point, et il ne savait comment résoudre la difficulté. Donnerait-il à sa fille la propriété de Riazan ? Vendrait-il une forêt, où emprunterait-il de l’argent contre une lettre de change ? Il y songeait encore, lorsque Berg, entrant chez lui un matin, lui demanda carrément, un aimable sourire sur les lèvres, de vouloir bien lui déclarer quelle serait la dot de la comtesse Véra. Le comte, troublé par cette question, qu’il ne pressentait et ne redoutait que trop, lui répondit par des lieux communs :

« Tu seras content de moi, mon cher… mais j’aime à voir que tu t’occupes de tes intérêts, c’est bien, très bien !… » Et, frappant sur l’épaule de son futur gendre, il se leva pour rompre ce pénible entretien ; mais ce dernier, sans cesser de sourire, lui dit, avec le plus grand calme, que s’il ne savait au juste à quoi s’en tenir sur la fortune de sa fiancée, et que s’il n’en touchait pas une partie au moment même du mariage, il se verrait contraint de se retirer :

« Vous serez de mon avis, comte ; ce serait une vilaine action de me marier sans connaître les ressources dont je disposerai pour pourvoir à l’entretien de ma femme. »