Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/392

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qui causent la panique, et je réponds sur ma vie que le scélérat n’entrera pas à Moscou ! Cette déclaration fit clairement comprendre à Pierre, pour la première fois, que les Français y viendraient assurément. La seconde affiche disait que notre quartier général était à Viazma, que le comte Wittgenstein avait battu l’ennemi, et que ceux qui désiraient s’armer trouveraient à l’arsenal un grand choix de fusils et de sabres à prix réduits. Cette dernière proclamation n’avait plus le ton de persiflage habituel aux discours que l’on prêtait à Tchiguirine, le barbier orateur. Pierre se dit, à part lui, que l’orage qu’il appelait de tous ses vœux, malgré l’effroi qu’il lui inspirait, s’approchait à pas de géant : « Que faire ? se demandait-il pour la centième fois… Entrer au service et rejoindre l’armée, ou bien attendre sur place ? » Il étendit la main et prit un jeu de cartes sur la table : « Faisons une patience ! Si elle réussit, cela voudra dire… Qu’est-ce que cela voudra dire ? » se demandait-il en mêlant les cartes, et en levant les yeux au ciel pour y chercher une solution. Il n’avait pas eu encore le temps de la trouver, que la voix de l’aînée des trois princesses, la seule qui demeurât chez lui, depuis le mariage des cadettes, se fit entendre derrière la porte.

« Entrez, ma cousine, entrez ! lui cria Pierre… Si la patience réussit, se dit-il, je partirai pour l’armée !

— Mille excuses, mon cousin, de vous déranger à cette heure ; mais il faut prendre une décision. Tout le monde quitte Moscou, le peuple se soulève, il se prépare quelque chose d’effroyable… pourquoi restons-nous ?

— Mais au contraire, ma cousine, tout me semble aller à merveille ! répondit Pierre sur le ton de plaisanterie qu’il avait adopté avec elle, afin d’éviter l’embarras que lui causait toujours son rôle de bienfaiteur.

— Comment, à merveille ? Où voyez-vous donc cela, je vous prie ? Pas plus tard que ce matin, Varvara Ivanovna m’a raconté les exploits de nos troupes, cela leur fait honneur… mais ici le peuple se mutine et n’écoute personne… témoin ma femme de chambre qui devient insolente ! On nous battra bientôt ; si cela continue ainsi, on ne pourra plus sortir, et… et ce qu’il y a de plus grave, c’est que les Français vont arriver à coup sûr… Pourquoi les attendre ? Je vous en supplie, mon cousin, donnez vos ordres pour qu’on me conduise au plus tôt à Saint-Pétersbourg, car je ne saurais rester ici et me soumettre au pouvoir de Bonaparte !