Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/54

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gai et en train, causait, à quelques pas des Rostow, avec le baron Firhow, de la première séance du conseil de l’empire, qui venait d’être fixée au lendemain. Le baron, qui connaissait son intimité avec Spéransky et ses travaux législatifs, recueillait auprès de lui des renseignements précis sur un sujet qui donnait lieu à une foule de commentaires. Mais le prince ne prêtait qu’une oreille distraite à ses paroles, et il portait ses regards tantôt sur l’Empereur, tantôt sur le groupe des cavaliers qui se préparaient à la danse, sans pouvoir se décider à suivre leur exemple.

Il examinait avec curiosité ces hommes intimidés par la présence du souverain, et ces femmes qui se pâmaient du désir d’être invitées.

Pierre s’approcha de lui en ce moment :

« Vous qui dansez toujours, allez donc engager ma protégée, la jeune comtesse Rostow.

— Où est-elle ?… Mille excuses, baron, nous reprendrons et achèverons une autre fois cette conversation, mais ici il faut danser, » ajouta-t-il, et il suivit Besoukhow. La petite figure désolée de Natacha le frappa ; il la reconnut, devina ses impressions de débutante, et, se souvenant de sa causerie au clair de la lune, il s’approcha gaiement de la comtesse.

« Permettez-moi de vous présenter ma fille, lui dit-elle en rougissant.

— J’ai l’honneur de la connaître, mais je ne sais si elle se souvient de moi, répondit le prince André, en la saluant avec une politesse respectueuse qui démentait la sévère critique de la vieille Péronnsky. Lui proposant un tour de valse, il passa son bras autour de la taille de Natacha, dont la figure s’éclaira subitement ; un sourire radieux, reconnaissant, débordant de joie, illumina sa bouche, ses yeux, et en chassa les larmes prêtes à jaillir. « Je t’attends depuis une éternité, » semblait-elle lui dire ; heureuse et émue, elle se pencha doucement sur l’épaule de son cavalier, qui passait à bon droit pour un des premiers danseurs du moment ; elle aussi dansait à ravir, et, de ses pieds mignons, elle effleurait le parquet sans la moindre hésitation. Sans doute ses épaules et ses bras grêles et anguleux, sa gorge à peine formée, ne pouvaient être comparés avec les épaules et les bras d’Hélène, sur lesquels s’étendait pour ainsi dire le lustre qu’y avaient laissé les milliers de regards fascinés par sa beauté. Quant à Natacha, ce n’était qu’une petite fille, décolletée pour la première fois et qui cer-