Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/56

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ses étonnements naïfs, sa joie sans bornes, sa timidité et jusqu’à ses fautes de français. Assis à ses côtés, causant de choses et d’autres, les plus simples et les plus indifférentes, il s’adressait à elle avec une douce et affectueuse délicatesse, charmé par l’éclat de ses yeux et de son sourire, qui ne se rapportait point à ce qu’elle disait, mais au bonheur dont elle débordait. Il admirait sa grâce ingénue, pendant qu’elle exécutait, toute souriante, la figure pour laquelle le cavalier venait la choisir ; à peine revenait-elle, haletante, à sa place, qu’un autre danseur se proposait de nouveau ; fatiguée, essoufflée, sur le point de refuser, elle repartait pourtant, ayant sur les lèvres un sourire à l’adresse du prince André :

« J’aurais préféré me reposer, rester avec vous, car je n’en peux plus, mais ce n’est pas ma faute, on m’enlève, et j’en suis si heureuse, si heureuse… j’aime tout le monde ce soir, et vous me comprenez, n’est-ce-pas, et… »

Que de choses encore ne lui disait-elle pas dans ce sourire ? Natacha traversa la salle, pour engager à son tour deux dames à faire la figure avec elle.

« Si elle s’approche de sa cousine en premier, se dit le prince André presque malgré lui, elle sera ma femme. » Elle s’arrêta devant Sonia ! « Quelles folies me traversent parfois la cervelle ! ajouta-t-il ; ce qui est certain, c’est qu’elle est si gentille, si originale, que d’ici à un mois elle sera mariée, elle n’a pas ici sa pareille !… » et il regarda Natacha, qui en s’asseyant redressait la rose un peu froissée de son corsage.

À la fin du cotillon, le vieux comte s’approcha d’eux, invita le prince André à venir les voir, et demanda à sa fille si elle s’amusait. Elle lui répondit par un sourire rayonnant. Une pareille question était-elle possible ?

« Je m’amuse tant ! Comme jamais ! » dit-elle, et le prince André surprit le mouvement involontaire de ses deux petits bras fluets qu’elle levait pour embrasser son père, mais qu’elle abaissa aussitôt. C’est qu’en vérité son bonheur était complet ; il était parvenu à ce degré qui nous rend bons et parfaits, car, lorsqu’on est heureux, on ne croit plus ni au mal, ni au chagrin, ni au malheur !

Pierre éprouva pour la première fois ce soir-là un sentiment d’humiliation : la position de sa femme dans ces hautes sphères le blessa au vif. Sombre et distrait, une ride profonde plissait son front ; debout à une fenêtre, ses yeux fixes regardaient sans voir.