Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/62

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

par lui dans l’allée d’Otradnoë, et plus tard, la nuit, à la fenêtre ouverte devant la douce clarté de la lune, et il s’irritait alors d’en être resté aussi longtemps éloigné ; maintenant qu’il s’en était rapproché, qu’il y était entré, il le connaissait et y trouvait des jouissances toutes nouvelles.

Après le dîner, Natacha se mit, à sa prière, au piano, et chanta ; assis près d’une fenêtre, il l’écoutait en causant avec des dames. Soudain il s’arrêta, la phrase qu’il avait commencée resta inachevée sur ses lèvres, quelque chose le serra à la gorge, il sentit monter des larmes à ses yeux, de vraies et douces larmes, alors qu’il ne se croyait plus capable d’en verser. Il regarda Natacha, et il y eut dans son âme une explosion de joie, de bonheur ! Heureux et triste, il se demandait ce qui pouvait ainsi le faire pleurer, ou de son passé, avec la mort de sa femme, ses illusions perdues, ses espérances d’avenir…, ou de la révélation subite de ce sentiment, qui contrastait si étrangement avec le besoin de l’infini dont son cœur débordait, et ce cadre étroit et matériel, où leurs deux êtres se confondaient en une même et vague pensée. Ce contraste accablant le tourmentait et le réjouissait à la fois.

À peine Natacha eut-elle fini de chanter, qu’elle vint lui demander si elle lui avait fait plaisir et se troubla aussitôt, dans la crainte de lui avoir adressé une question déplacée. Il sourit et lui répondit que son chant lui avait plu comme tout ce qu’elle faisait.

Le prince André les quitta fort avant dans la soirée. Il se coucha par pure habitude ; mais, le sommeil ne venant pas, il se leva, alluma sa bougie, marcha dans sa chambre, et se recoucha sans que cette insomnie le fatiguât. À le voir, on aurait dit qu’il venait de quitter une atmosphère chargée de lourdes vapeurs et qu’il se retrouvait, heureux et léger, sur la terre libre du bon Dieu, respirant à pleins poumons ! Il ne pensait guère à Natacha, ne se figurait nullement en être amoureux, mais il la voyait constamment devant lui, et cette image donnait à sa vie une énergie toute nouvelle. « Que fais-je ici ? À quoi bon mes démarches ? Pourquoi se meurtrir dans ce cadre resserré, lorsque l’existence entière est là devant moi avec toutes ses joies ? » se disait-il. Pour la première fois depuis longtemps, il fit des projets et en vint à conclure qu’il lui fallait s’occuper de l’éducation de son fils, lui trouver un instituteur, quitter le service et voyager en Angleterre, en Suisse, en Italie… « Il faut profiter de ma liberté, et de ma