Berg et sa femme, après avoir fini avec tous leurs préparatifs, attendaient leurs invités dans leur salon, éclairé à giorno et décoré de statuettes et de tableaux. Assis à côté de Véra, vêtu d’un uniforme non moins neuf que son salon et boutonné avec soin, il lui expliquait comme quoi il était indispensable d’avoir des relations sociales avec des personnes plus haut placées que soi et comment alors seulement on retirait quelque profit de ses connaissances : « On trouve toujours quelque chose à imiter et à demander ; c’est ainsi que j’ai vécu depuis que j’ai obtenu mon premier grade (Berg ne comptait jamais par années, mais par promotions). Voyez mes camarades, ils sont encore des zéros, et moi, me voilà à la veille de commander un régiment, et j’ai le bonheur d’être votre mari ! » Se levant pour baiser la main de Véra, il arrangea le tapis, dont un coin s’était relevé : « Et comment y suis-je parvenu ? Surtout par mon tact dans le choix de mes connaissances… Il faut aussi, bien entendu, se conduire convenablement et être exact à remplir ses devoirs. »
Berg sourit, avec la conscience de sa supériorité sur une faible femme, car la sienne, toute charmante qu’elle put être, était, après tout, aussi faible que ses pareilles et aussi incapable de comprendre la valeur de l’homme, le véritable sens de « ein Mann zu sein » (être un homme). Elle souriait aussi, de son côté, et exactement pour les mêmes motifs, car elle se reconnaissait une supériorité incontestable sur ce bon et excellent mari, qui, comme la plupart des hommes, jugeait la vie tout de travers et s’attribuait imperturbablement une intelligence hors ligne, tandis qu’ils n’étaient tous que des sots et d’orgueilleux égoïstes.
Berg, entourant de ses bras sa femme avec précaution, pour ne pas déchirer un certain fichu de dentelle qu’il avait payé fort cher, lui appliqua un baiser bien au milieu des lèvres.
« Il ne faudrait pas non plus que nous eussions des enfants de sitôt ? dit-il, en donnant, à sa manière, une conclusion à ses idées.
— Oh ! je ne le désire pas non plus, répondit Véra. Il faut avant tout vivre pour la société !
— La princesse Youssoupow en avait une toute pareille. »
Et Berg toucha la pèlerine de sa femme d’un air satisfait.
On annonça le comte Besoukhow ; mari et femme échangèrent un coup d’œil enchanté, chacun s’attribuant de son côté l’honneur de sa visite.