Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/73

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ne résisteraient à une année d’attente. Le prince André devina sa pensée et se décida à se soumettre à sa volonté.

Trois semaines environ s’étaient écoulées depuis sa soirée chez les Rostow, lorsqu’il retourna à Pétersbourg avec l’intention bien arrêtée de se déclarer.

Natacha avait, le lendemain des confidences faites à sa mère, passé sa journée à attendre le prince André ; il ne vint pas, et les jours se succédèrent sans qu’il donnât signe de vie. Ne sachant rien de son départ, elle ne pouvait comprendre ce que cela voulait dire. Pierre aussi avait disparu.

À mesure que les journées s’écoulaient ainsi, elle refusait de sortir, errait de chambre en chambre, comme une ombre oisive et désolée. Plus de confidences à sa mère et à Sonia ; rougissant et s’irritant au moindre mot, il lui semblait que chacun connaissait ses déceptions et qu’elle était devenue pour tous un objet de risée ou de pitié. Une douleur sincère ne tarda pas à se joindre à celle de l’amour-propre froissé et augmenta l’intensité de sa déception.

Un jour, au moment de parler, elle fondit en larmes et pleura comme un enfant qui ne sait pas pourquoi on le punit. La comtesse essaya de la calmer. Natacha l’interrompit avec colère : « Plus un mot, maman, je n’y pense plus et ne veux plus y penser ! Il est venu parce que cela l’amusait, et maintenant qu’il en a assez, il ne vient plus… voilà tout !… Je ne veux plus me marier, reprit-elle, en cherchant à maîtriser le trouble de sa voix. J’en avais peur ; à présent, je suis redevenue tranquille… je suis calme ! »

Le lendemain, Natacha reparut avec une vieille robe qu’elle aimait plus que toutes les autres et qui, d’après elle, lui portait bonheur chaque fois qu’elle la mettait ; dès le matin elle reprit ses occupations habituelles, après les avoir complètement négligées depuis le bal. Ayant pris sa tasse de thé, elle alla dans la grande salle, qui était d’une excellente sonorité, et se remit à ses études de solfège. Au bout d’un moment, elle se plaça juste au milieu de la pièce, et répéta un de ses passages favoris, en s’écoutant elle-même et en jouissant du charme imprévu qu’elle trouvait à ses notes sonores et perlées, qui s’élançaient une à une dans l’espace, l’emplissaient d’harmonie et revenaient mourir tout doucement sur ses lèvres. « Pourquoi tant penser au reste ? se dit-elle gaiement. Il fait si bon vivre quand même !… » et elle se mit à marcher de long en large sur le parquet du salon, en posant le talon d’abord et