Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/76

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nément à elle-même : « Oui, tout ! il m’est plus cher, à lui seul, que tout en ce monde ! » Le prince André s’avança vers elle, les yeux baissés :

« Je vous ai aimée du premier jour où je vous ai vue. Puis-je espérer ?… »

Il la regarda et fut frappé de l’expression sérieuse et passionnée de son visage, qui semblait lui dire : « Pourquoi douter de ce que l’on ne peut ignorer ? Pourquoi parler, lorsque les paroles sont insuffisantes à exprimer ce que l’on sent ? »

Elle se rapprocha et s’arrêta. Il lui prit la main et la baisa.

« M’aimez-vous ? lui demanda-t-il.

— Oui, oui, » murmura-t-elle presque avec dépit, et, aspirant l’air avec effort comme si elle allait étouffer, elle éclata en sanglots.

« Qu’avez-vous ? Pourquoi pleurez-vous ?

— Ah ! c’est de bonheur, » dit-elle en souriant à travers ses larmes.

Se penchant vers lui, elle s’arrêta indécise une seconde, en se demandant si elle pouvait l’embrasser, et… elle l’embrassa.

Le prince André tenait ses deux mains dans les siennes, la pénétrait de son regard, et cependant son amour pour elle n’était plus le même : le poétique et mystérieux attrait du désir avait fait place dans son cœur à une tendre pitié pour sa faiblesse d’enfant et de femme, à la crainte de ne pouvoir répondre à ce confiant abandon et au sentiment à la fois joyeux et inquiet sur les obligations qui le liaient à elle et que lui imposait ce nouvel amour, moins lumineux peut-être et moins exalté que le premier, mais plus fort et plus profond : « Votre mère vous a-t-elle dit que cela ne pourrait avoir lieu avant un an ? » lui demanda-t-il, en continuant à plonger ses regards dans les siens.

« Est-ce bien moi qu’on traitait tout à l’heure encore de petite fille, pensait Natacha, qui suis devenue tout à coup l’égale et la femme de cet étranger si intelligent et si bon, de cet homme que mon père même respecte ? Est-ce donc vrai ? Est-ce vrai aussi qu’à dater d’aujourd’hui il me faut prendre la vie au sérieux, que je suis une grande personne, que désormais je dois répondre de chaque parole, de chaque action ?… Mais que m’a-t-il demandé ? »

« Non, dit-elle tout haut, sans trop bien comprendre sa question.

— Vous êtes si jeune, reprit le prince André, tandis que moi j’ai passé par tant d’épreuves dans la vie ! J’ai peur pour vous : vous ne vous connaissez pas vous-même. »