Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/92

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dehors à grands coups de pied et de genou, tout en lui criant à tue-tête :

« Va-t’en, misérable, va-t’en, débarrasse-moi de ta présence !

Mitenka, lancé en avant, dégringola les six marches du perron pour aller tomber dans un massif (ce massif était le refuge habituel et inviolable des gens d’Otradnoë, quand ils se trouvaient en faute ; le régisseur lui-même, quand il revenait gris de la ville, profitait parfois de cet asile protecteur, et bien d’autres comme lui en avaient éprouvé la vertu).

La femme et la belle-sœur de Mitenka, avec des figures bouleversées, entr’ouvrirent la porte de leur chambre, d’où s’échappait la vapeur d’un samovar et où se dressait un grand lit, sur lequel s’étalait une couverture piquée composée de chiffons d’étoffes de toutes couleurs. Rostow passa, haletant, devant elles, et s’achemina résolument vers la maison.

La comtesse ne tarda pas à apprendre, par les femmes de chambre, ce qui venait de se passer, et en tira la conclusion rassurante que leurs affaires s’arrangeraient sans peine ; mais, s’inquiétant de l’impression que cette scène avait pu produire sur son fils, elle alla à plusieurs reprises coller l’oreille à porte de sa chambre, où elle l’entrevit fumant silencieusement une pipe.

« Sais-tu, mon ami, dit en souriant le lendemain matin le vieux comte à son fils ; tu t’es emporté à tort, Mitenka m’a tout conté.

— Je savais bien, pensa Nicolas, que je ne tirerais rien au clair, dans ce monde de fous.

— Tu lui en as voulu de ne pas avoir inscrit les sept cents roubles, mais ils le sont dans le total… tu n’as pas regardé la page suivante.

— Écoutez, mon père, c’est un voleur, un misérable, je le sais, et ce que j’ai fait est bien fait… mais, si vous le désirez, je ne lui en reparlerai plus.

— Non, mon âme, non, je t’en supplie, occupe-toi des affaires, je suis vieux, et… » Le comte s’arrêta embarrassé ; il savait mieux que personne qu’il était un mauvais administrateur, et responsable par conséquent, devant ses enfants, des fautes qu’il commettait, mais incapable de les réparer.

« Je suis plus ignorant que vous dans tout cela ; ainsi donc, mon père, pardonnez-moi si ma conduite vous a fâché… Que le diable emporte tous les paysans et l’argent et les totaux inscrits sur « les pages suivantes » ! Je savais bien ce qu’autre-