Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/127

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« C’est sans doute parce que papa a voulu donner les charrettes aux blessés ? poursuivit le jeune garçon : c’est Vassili qui me l’a dit, et selon moi…

— Selon moi, s’écria tout à coup Natacha en tournant vers son frère son visage surexcité, c’est si laid, si vilain, que j’en suis tout indignée ! Sommes-nous donc des Allemands ? »

Les sanglots la suffoquèrent, et, ne trouvant là personne sur qui décharger sa colère, elle s’enfuit précipitamment.

Berg, assis à côté de sa belle-mère, était en train de lui prodiguer de respectueuses consolations, lorsque Natacha, la figure toute bouleversée, entra dans le salon comme un ouragan, et s’approcha de sa mère d’un pas résolu.

« C’est une horreur, c’est une indignité ! s’écria-t-elle : il est impossible que ce soit vous qui l’ayez ordonné ! » Berg et la comtesse la regardèrent d’un air surpris et effaré.

Le comte, debout à la fenêtre, garda le silence.

« Maman, c’est impossible ! Voyez donc ce qui se passe dans la cour ?… On les abandonne !

— Qu’as-tu ? de qui parles-tu ?

— Des blessés, et cela ne vous ressemble pas, maman… Chère maman, ma petite colombe, pardonne-moi, ce n’est pas ainsi que je dois parler !… Qu’avons-nous besoin de tous ces effets ? »

La comtesse regarda sa fille et comprit tout de suite la cause de son émotion et de la mauvaise humeur de son mari, qui continuait à ne pas la regarder.

« Eh bien, faites comme vous voudrez… je ne vous en empêche pas, dit-elle sans se rendre complètement.

— Maman, pardonnez-moi ! »

Mais la comtesse, repoussant doucement sa fille, s’approcha de son mari.

« Mon cher, arrange-toi comme il te plaira ; ai-je jamais empêché ?… dit-elle en baissant les yeux comme une coupable.

— Les œufs qui en remontrent à la poule ! dit le comte en embrassant sa femme, avec des larmes dans les yeux, tandis que celle-ci cachait sa confusion sur son épaule.

— Papa, papa, le peut-on ? cela ne nous empêchera pas de prendre tout ce qui nous est nécessaire… »

Le comte fit un signe d’assentiment, et Natacha s’élança de la salle dans l’escalier, et de l’escalier dans la cour.

Quand elle ordonna de décharger les voitures, les domestiques, n’en croyant pas leurs oreilles, se groupèrent autour