Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/136

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Pierre passa le reste de la journée seul dans cette chambre, sans cesser d’y marcher de long en large, et le vieux serviteur l’entendit même se parler tout haut à plusieurs reprises. Il se coucha enfin dans le lit qui lui avait été préparé. Ghérassime, dans sa longue vie de domestique, avait vu bien des choses extraordinaires : aussi ne fut-il pas très surpris de l’étrange humeur de Pierre, et il était content d’avoir quelqu’un à servir. Le même soir il lui procura sans difficulté le caftan et le bonnet, et lui promit un pistolet pour le lendemain matin. Le vieil ivrogne idiot parut deux fois sur le seuil de la porte pendant la soirée : traînant toujours ses chaussures éculées, il s’arrêtait d’un air hébété pour regarder Pierre, et, dès que celui-ci se retournait, il croisait en grognant les pans de sa robe de chambre et s’éloignait au plus vite. C’est pendant que Pierre, ainsi déguisé en cocher, allait avec Ghérassime acheter un pistolet, qu’il rencontra les Rostow.

XIX

Dans la nuit du 13 septembre, Koutouzow donna l’ordre aux troupes de se replier par Moscou sur la route de Riazan. Les premiers régiments se mirent en marche la nuit ; ils avançaient posément et sans se presser, mais, lorsque au point du jour, en arrivant au pont de Dorogomilow, ils aperçurent devant eux une foule innombrable envahissant le pont, s’étageant sur les hauteurs, se répandant par les rues et les carrefours et arrêtant la circulation ; quand ils se sentirent suivis par une masse tout aussi considérable de gens qui les poussaient en avant, les soldats, emportés par ce double mouvement, se précipitèrent en désordre sur le pont, sur les barques et jusque dans l’eau. Quant à Koutouzow, il traversa Moscou par des rues détournées. À dix heures du matin, le 14 septembre, il ne restait plus que l’arrière-garde dans le faubourg de Dorogomilow : tout le reste de l’armée avait opéré son passage.

À la même heure, Napoléon, à cheval au milieu de ses troupes, examinait, du haut de la montagne Poklonnaïa, le panorama qui se déroulait devant ses yeux. Du 7 au 14 septembre, depuis Borodino jusqu’à l’entrée de l’ennemi, pendant toute cette semaine mémorable et agitée, il faisait à