Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/142

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tans gris et la tête rasée. Deux officiers, l’un ceint d’une écharpe et monté sur un mauvais cheval gris foncé, l’autre en manteau et à pied, causaient ensemble au coin de l’Iliinka ; un troisième, également à cheval, les rejoignit.

« Le général a ordonné de les chasser tous, coûte qui coûte !… La moitié des hommes s’est enfuie !…

— Où allez-vous ? » cria-t-il à trois fantassins qui, relevant les pans de leurs capotes, se faufilaient devant lui pour reprendre leur rang.

— Le moyen de les rassembler !… Il faut hâter le pas, pour que les derniers ne fassent pas comme le reste.

— Mais comment avancer ? Le pont est encombré !

— Voyons, allez, chassez-les devant vous ! » s’écria un vieil officier.

Celui qui portait l’écharpe descendit de cheval, appela le tambour et se plaça avec lui sous l’arcade. Quelques soldats se mirent à courir avec la foule. Un gros marchand, avec des joues enluminées et bourgeonnées, et une expression cupide et satisfaite, s’approcha de l’officier en gesticulant.

« Votre Noblesse, dit-il d’un air dégagé, accordez-nous votre protection. Cela nous est bien égal à nous, c’est une bagatelle et s’il ne s’agit que de contenter un honnête homme comme vous, nous trouverons bien toujours deux morceaux de draps à votre service, car nous sentons que… Mais ceci c’est du brigandage !… S’il y avait au moins une patrouille, si l’on avait donné le temps de fermer ! »

Quelques autres marchands se rapprochèrent de lui.

« À quoi sert de se lamenter pour une telle misère ? dit avec gravité l’un d’eux. Pleure-t-on ses cheveux lorsqu’on vous tranche la tête ? Libre à eux de prendre ce qu’ils veulent, ajouta-t-il en se tournant vers l’officier avec un geste énergique.

— Il t’est bien facile, à toi, de parler, Ivan Sidoritch, reprit le premier marchand d’un ton grognon… Venez, Votre Noblesse, venez.

— Je sais ce que je dis, reprit le vieux. N’ai-je pas, moi aussi trois boutiques, et pour cent mille roubles de marchandises ? Comment espérer de sauver son bien, puisque les troupes s’en vont ?… La volonté de Dieu est plus forte que la nôtre !

— Venez, répéta le premier marchand en saluant l’officier qui le regardait indécis. Après tout, que m’importe ! dit-il tout à coup en s’éloignant à grands pas.