Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/145

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Pendant ce temps la vieille ménagère examinait avec attention et sympathie ces traits qui lui étaient si familiers, et le manteau déchiré et les bottes usées du survenant.

« Pourquoi aviez-vous besoin du comte ?

— Oh ! maintenant il est trop tard, » répondit l’officier désappointé, faisant un pas pour s’en aller.

Il s’arrêta malgré lui, indécis.

« C’est que, dit-il, je suis un parent du comte ; il a toujours été très bon pour moi, et vous voyez, ajouta-t-il en montrant, avec un bon et honnête sourire, ses bottes et sa capote… Je n’ai plus le sou, et je voulais demander au comte… »

Mavra Kouzminichna ne lui donna pas le temps d’achever.

« Attendez un instant !… » Et, se retournant brusquement, elle se dirigea en courant du côté de la seconde cour, où elle demeurait.

Pendant ce temps l’officier examinait ses bottes en souriant mélancoliquement.

« Quel dommage d’avoir manqué mon oncle ! Quelle bonne vieille ! mais où est-elle donc allée ? Il faut pourtant que je lui demande par quelles rues je dois passer pour rattraper mon régiment, qui doit bien certainement être déjà à la barrière Rogojskaïa ! »

À ce moment il vit Mavra Kouzminichna qui revenait vers lui d’un air résolu, quoique légèrement embarrassé, et tenait dans ses mains un mouchoir à carreaux ; arrivée à quelques pas du jeune homme, elle le défit, et en tira un assignat de vingt-cinq roubles qu’elle lui offrit brusquement.

« Si Son Excellence était à la maison, il aurait sans doute… mais aujourd’hui que… »

La vieille s’arrêta confuse, tandis que le jeune officier acceptait gaiement son argent et la remerciait avec effusion.

« Que Dieu soit avec vous ! » répéta-t-elle en reconduisant le jeune homme, qui s’élança par les rues solitaires pour rejoindre au plus vite son régiment au pont de la Yaouza. Mavra Kouzminichna le regarda s’éloigner, et resta quelques instants, les yeux pleins de larmes, devant la porte, qu’elle avait soigneusement refermée. Elle l’avait perdu de vue depuis longtemps, elle était encore tout entière au sentiment de tendresse et de pitié maternelles que lui inspirait ce jeune garçon qu’elle ne connaissait pas !