Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/149

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et l’attention de la foule se porta sur un personnage dont la voiture, accompagnée de deux dragons à cheval, venait de déboucher sur la place.

C’était le grand-maître de police, qui, par ordre du comte, était allé le matin même mettre le feu aux barques. Il rapportait de cette expédition une somme d’argent considérable, qu’il avait, pour le moment, soigneusement déposée dans ses poches. À la vue de la foule qui venait vers lui, il donna l’ordre à son cocher de s’arrêter.

« Qu’est-ce ? demanda-t-il en s’adressant aux premiers qui s’approchaient timidement de lui. Qu’y a-t-il ? répéta-t-il, n’en ayant pas reçu de réponse.

— Votre Noblesse, c’est… ce n’est rien ! répondit l’homme au manteau : ils sont prêts, pour obéir à Son Excellence, et pour faire leur devoir, à risquer leur vie… Ce n’est pas une émeute, Votre Noblesse, mais comme il est dit de la part du comte…

— Le comte n’est pas parti : il est ici et on ne vous oubliera pas !… Avance ! » cria le grand-maître de police au cocher.

La foule s’était arrêtée, en serrant de près ceux qu’elle supposait avoir entendu les paroles du représentant du pouvoir ; mais, lui, elle le laissa néanmoins s’éloigner. Le grand-maître de police jeta sur elle un regard effrayé, et murmura quelques mots à son cocher, qui lança ses chevaux à fond de train.

« On nous trompe, mes enfants ! Allons le trouver lui-même… Ne lâchons pas celui-là ! Qu’il nous rende compte ! Arrête ! Arrête ! » Et tous se précipitèrent en désordre à la poursuite du grand-maître de police.

XXIV

Dans la soirée du 1er septembre, le comte Rostoptchine eut une entrevue avec Koutouzow, et en revint profondément blessé. Comme il n’avait pas été invité à faire partie du conseil de guerre, sa proposition de prendre part à la défense de la ville passa inaperçue, et il fut profondément surpris de l’opinion qu’on se faisait dans le camp sur la tranquillité de la capitale, dont le patriotisme n’était, aux yeux de certains grands personnages, qu’une question secondaire et sans portée.