— Faites-moi le plaisir de vous retirer, je sais ce que j’ai à faire… » et il continuait à regarder au dehors : « Voilà où l’on a amené la Russie, voilà ce que l’on a fait de moi ! » se disait-il, emporté contre ceux qu’il accusait par une colère farouche dont il n’était plus le maître : … « La voilà, la populace, la lie du peuple, la plèbe qu’ils ont soulevée par leur sottise ! il leur faut une victime, sans doute, » se dit-il en fixant les yeux sur le jeune gars, et il se demandait, à part lui, sur qui il pourrait bien déverser sa fureur, « La voiture est-elle prête ? répéta-t-il.
— Elle est prête, Excellence. Quels sont vos ordres concernant Vérestchaguine ? Il attend à l’entrée.
— Ah ! » s’écria Rostoptchine frappé d’une idée subite, ouvrant la porte du balcon, il y apparut, tout à coup.
Tous se découvrirent et se tournèrent vers lui.
« Bonjour, mes enfants, dit-il rapidement et à haute voix. Merci d’être venus ! Je vais descendre au milieu de vous mais auparavant il nous faut en finir avec le misérable qui a causé la perte de Moscou. Attendez-moi !… » Et il rentra dans le salon aussi brusquement qu’il en était sorti.
Un murmure de satisfaction parcourut les rangs de la foule.
« Tu vois bien qu’il saura en venir à bout, et toi qui assurais que les Français… » disaient les uns et les autres en se reprochant leur manque de confiance.
Deux minutes plus tard, un officier se montra à la porte principale, et dit quelques mots aux dragons, qui s’alignèrent. La foule, avide de voir, se porta près du péristyle, Rostoptchine y parut au même instant, et regarda autour de lui comme s’il cherchait quelqu’un.
« Où est-il ? » demanda-t-il avec colère.
Au même moment on aperçut un jeune homme, dont le cou maigre supportait une tête à moitié rasée ; il tournait le coin de la maison. Vêtu d’un caftan, en drap gros-bleu, jadis élégant, et du pantalon sale et usé du forçat, il avançait lentement entre deux dragons, traînant avec peine ses jambe grêles et enchaînées.
« Qu’il se mette là ! » dit Rostoptchine en détournant les yeux du prisonnier, et en indiquant la dernière marche.
Le jeune homme y monta avec effort et l’on entendit le cliquetis de ses fers : il soupira, et, laissant retomber ses mains qui ne ressemblaient en rien à celles d’un ouvrier, il les croisa dans une attitude pleine de soumission. Pendant cette scène