Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/167

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Qui es-tu, toi ?… Bonaparte ?… Va-t’en, misérable !… Ne me touche pas !… As-tu vu cela ? criait le fou en brandissant le pistolet.

— Empoigne-le, » murmura Ghérassime au dvornik.

Ils étaient enfin parvenus à le pousser dans le vestibule, qu’un nouveau cri, un cri de femme, perçant et aigu, vint s’ajouter à ceux qu’ils poussaient en l’entraînant, et que dominait toujours la voix rauque de l’ivrogne… et la cuisinière se précipita, d’un air effaré, dans la chambre.

« Oh ! mes pères !… Il y en a quatre… quatre à cheval ! »

Ghérassime et le dvornik lâchèrent les mains de Makar Alexéïévitch, et l’on entendit dans le corridor, devenu subitement silencieux, un bruit de pas s’approchant de la porte d’entrée.

XXVIII

Pierre, décidé à cacher, jusqu’à l’accomplissement de son projet, son nom, son rang, sa connaissance de la langue française, et à disparaître au besoin à la première apparition de l’ennemi, était resté debout devant la porte. Les Français entrèrent. Pierre, retenu par une invincible curiosité, ne bougea pas.

Ils étaient deux : un officier de haute taille, de belle mine, un soldat, évidemment son planton, maigre, hâlé, avec des joues creuses, et une figure inintelligente. L’officier, qui boitait, s’avança de quelques pas en s’appuyant sur une canne. Il jeta un coup d’œil autour de lui, et, trouvant sans doute l’appartement à sa guise, il se tourna vers les cavaliers restés à la porte d’entrée, et leur donna l’ordre d’amener les chevaux ; puis, retroussant sa moustache d’un air crâne et portant légèrement la main à la visière de son casque, il s’écria gaiement :

« Bonjour la compagnie ! » Personne ne lui répondit.

« Vous êtes le bourgeois ? » continua-t-il en s’adressant à Ghérassime, qui semblait l’interroger d’un regard inquiet.

« Qouartire… qouartire… logement ! » répéta l’officier en lui souriant avec bonhomie, et en lui tapant sur l’épaule.

« Les Français sont de bons enfants, que diable ! voyons, ne nous fâchons pas, mon vieux… Ah çà ! dites donc, on ne