Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/172

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— Est-ce que les dames françaises ne quitteraient pas Paris si les Russes y entraient ? demanda Pierre.

— Ah ! ah !… répondit le Français en éclatant de rire et en lui tapant sur l’épaule. Ah ! elle est forte, celle-là ! Paris… mais Paris, Paris…

— Paris est la capitale du monde… » reprit Pierre en achevant la phrase commencée.

Les yeux souriants du capitaine se fixèrent sur lui.

« Eh bien, si vous ne m’aviez pas dit que vous êtes Russe, j’aurais parié que vous étiez Parisien. Vous avez ce je ne sais quoi, ce…

— J’ai été à Paris, j’y ai passé plusieurs années, reprit Pierre.

— Oh ! cela se voit bien… Paris !… Mais un homme qui ne connaît pas Paris est un sauvage. Un Parisien, ça se sent à deux lieues ! Paris, c’est Talma, la Duchesnois, Pottier, la Sorbonne, les boulevards… » S’apercevant que sa conclusion ne répondait pas au début de son discours, il s’empressa d’ajouter : « Il n’y a qu’un Paris au monde ! Vous avez été à Paris et vous êtes resté Russe ? Eh bien ! je ne vous en estime pas moins. » Sous l’influence du vin et après les quelques jours de solitude qu’il avait passés en tête-à-tête avec ses sombres méditations, Pierre ressentait involontairement un véritable plaisir à causer avec ce gai compagnon.

« Pour en revenir à vos dames, on les dit bien belles ! Quelle fichue idée d’aller s’enterrer dans les steppes, quand l’armée française est à Moscou ! Quelle chance elles ont manquée, celles-là ! Vos moujiks, je ne dis pas, mais vous autres, gens civilisés, vous devriez nous connaître mieux que ça. Nous avons pris Vienne, Berlin, Madrid, Naples, Rome, Varsovie, toutes les capitales du monde… On nous craint, mais on nous aime ! Nous sommes bons à connaître… Et puis l’Empereur… » Mais Pierre l’interrompit en répétant :

« L’Empereur… d’un air triste et embarrassé. Est-ce que l’Empereur…  ?

— L’Empereur, c’est la générosité, la clémence, la justice, le génie… voilà l’Empereur ! C’est moi, Ramballe, qui vous le dis. Tel que vous me voyez, j’étais son ennemi il y a encore huit ans. Mon père était comte et émigré… Mais il m’a vaincu cet homme, il m’a empoigné ! Je n’ai pas pu résister en voyant la grandeur et la gloire dont il couvrait la France. Quand j’ai compris ce qu’il voulait, quand j’ai vu qu’il nous faisait une