Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/174

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rait pu le dire, mais il sentait confusément que la force lui manquait, et que toutes ses rêveries de vengeance, de meurtre, de sacrifice personnel s’étaient évanouies en fumée au contact du premier venu. Le bavardage du Français, qui l’avait amusé jusque-là, lui devint odieux. Sa démarche, ses gestes, sa moustache qu’il frisait, la chanson qu’il sifflotait entre ses dents, tout le froissait : « Je vais m’en aller, je ne lui parlerai plus, » se dit Pierre, et, tout en se disant cela, il restait immobile. Un étrange sentiment de faiblesse l’enchaînait à sa place : il voulait et ne pouvait se lever. Le capitaine, au contraire, rayonnait d’entrain : il se promenait de long en large dans la chambre, ses yeux brillaient, il souriait à quelque pensée drolatique.

« Charmant, dit-il, le colonel de ces Wurtembergeois ! un brave garçon s’il en fut, mais… c’est un Allemand. »

Il s’assit en face de Pierre.

« À propos, vous savez donc l’allemand, vous ? »

Pierre le regarda sans répondre.

« Les Allemands sont de fières bêtes, n’est-ce pas, monsieur Pierre ?… Encore une bouteille de ce bordeaux moscovite. Morel va nous en chauffer une petite bouteille. »

Morel plaça sur la table la bouteille demandée et des bougies, à la lueur desquelles le capitaine remarqua la figure décomposée de son compagnon. Poussé par une cordiale sympathie, il se rapprocha de Pierre.

« Eh bien, nous sommes triste ? dit-il en lui prenant la main. Vous aurais-je fait de la peine ? Avez-vous quelque chose contre moi ? »

Pierre lui répondit par un regard affectueux qui exprimait combien il était sensible à sa sympathie.

« Parole d’honneur, sans parler de ce que je vous dois, j’ai de l’amitié pour vous. En quoi puis-je vous être bon ? Disposez de moi… C’est à la vie, à la mort, lui dit-il en se frappant la poitrine.

— Merci, lui répondit Pierre.

— Eh bien, alors je bois à notre amitié, » s’écria le capitaine en versant deux verres de vin.

Pierre prit le sien et l’avala d’un trait. Ramballe suivit son exemple, lui serra encore une fois la main et s’accouda avec mélancolie.

« Oui, mon cher ami, commença-t-il, voilà les caprices de la fortune. Qui m’aurait dit que je serais soldat et capitaine