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Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/176

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dans son cœur, à en juger par l’expression de sa physionomie animée, lorsqu’il se mit à décrire la reconnaissance d’un seigneur polonais auquel il avait sauvé la vie (ce détail revenait à tout propos dans les gasconnades du capitaine). Ce mari lui avait confié sa ravissante femme, Parisienne de cœur, dont il était obligé de se séparer pour entrer au service de la France. Ramballe était sur le point d’être heureux, car la jolie Polonaise consentait à fuir avec lui, mais, mû par un sentiment chevaleresque, il avait rendu la femme au mari, en lui disant : « Je vous ai sauvé la vie, maintenant je vous sauve l’honneur ! » En citant cette phrase, il passa la main sur ses yeux, et tressaillit comme pour chasser l’émotion qui le gagnait.

Pierre, qui subissait l’influence du vin et de l’heure avancée de la soirée, retrouvait dans sa mémoire, en écoutant avec attention les récits du capitaine, toute la série de ses souvenirs personnels. Son amour pour Natacha se représenta tout à coup devant lui en une suite de tableaux qu’il comparait à ceux de Ramballe. Lorsque ce dernier lui décrivit la lutte de l’amour et du devoir, Pierre revit les moindres détails de sa dernière entrevue avec l’objet de son affection, entrevue qui sur le moment, il faut bien le dire, ne lui avait produit aucune impression ; il l’avait même oubliée, mais aujourd’hui il y trouvait un côté poétique des plus significatifs : « Pierre Kirilovitch venez ici, je vous ai reconnu ! » Il lui sembla entendre sa voix, voir ses yeux, son sourire, le petit capuchon de voyage, la mèche de cheveux soulevée par le vent ! cette vision le toucha et l’attendrit profondément. Lorsque le capitaine eut fini de décrire les charmes de sa Polonaise, il demanda à Pierre s’il avait sacrifié aussi l’amour au devoir, et s’il avait été jamais jaloux des droits d’un mari. Pierre releva la tête, et, entraîné par le besoin de s’épancher, il lui expliqua que sa manière de voir sur l’amour était toute différente de la sienne ; que de toute sa vie il n’avait aimé qu’une femme, et que cette femme ne pourrait jamais lui appartenir !

« Tiens ! » fit le capitaine.

Pierre lui confia comment il l’avait aimée depuis sa plus tendre enfance, sans oser penser à elle, parce qu’elle était trop jeune, et qu’il était un enfant naturel sans nom et sans fortune, et comment depuis qu’il avait eu une fortune et un nom, il l’aimait si violemment, et la plaçait si haut au-dessus du monde entier et par conséquent de lui-même, qu’il lui paraissait impossible de se faire aimer d’elle. Pierre s’interrompit à