Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/179

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Daniel Térentitch ne répondit rien, et chacun continua à se taire ; la flamme ondulait avec une nouvelle force et gagnait de proche en proche.

« Que le bon Dieu ait pitié de nous !… Le vent, la sécheresse… dit une voix.

— Ah ! Seigneur ! vois donc comme ça augmente !… On aperçoit même les corbeaux. Que le Seigneur ait pitié de nous, pauvres pécheurs !

— N’aie pas peur, on l’éteindra.

— Qui donc l’éteindra ? demanda tout à coup Daniel Térentitch d’une voix grave et solennelle : oui, c’est bien Moscou qui brûle, mes amis, c’est elle, notre mère aux murailles blanches. »

Un sanglot brisa sa voix, et alors, comme si on n’attendait que cette triste certitude pour comprendre la terrible signification de cette lueur qui rougissait l’horizon, des prières et des soupirs éclatèrent de toutes parts.

XXXI

Le vieux valet de chambre alla prévenir le comte que Moscou brûlait ; celui-ci passa sa robe de chambre, et alla s’assurer du fait, en compagnie de Sonia et de Mme Schoss, qui ne s’étaient pas encore déshabillées. Natacha et sa mère restèrent seules dans la chambre. Pétia les avait quittées le matin même pour s’en aller avec son régiment du côté de Troïtsk. La comtesse se mit à pleurer à la nouvelle de l’incendie de Moscou, tandis que Natacha, les yeux fixes, assise sur le banc, dans le coin des bagages, n’avait fait aucune attention aux paroles de son père ; volontairement elle prêtait l’oreille aux plaintes du malheureux aide de camp blessé, qui lui parvenaient distinctement, quoiqu’elle en fût éloignée de trois ou quatre maisons.

« Ah ! l’horrible spectacle ! s’écria Sonia en rentrant épouvantée… Je crois que tout Moscou brûle… la lueur est énorme… regarde, Natacha, on la voit d’ici. »

Natacha se tourna du côté de Sonia sans avoir l’air de la comprendre, et fixa de nouveau ses yeux dans l’angle du poêle. Elle était tombée dans cette espèce de léthargie depuis le matin, depuis le moment où Sonia, à l’étonnement et au grand