Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/182

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qu’elle s’était endormie. Elle ne bougea pas, quoique son petit pied nu, qui sortait de temps à autre de dessous le drap, frissonnât au contact froid du plancher. Le cri strident du grillon se fit entendre dans les fissures des poutres : il semblait de veiller, alors que tout le monde dormait. Un coq chanta dans le lointain ; un autre lui répondit tout à côté, les cris cessèrent dans le cabaret, mais les plaintes du blessé ne cessèrent pas.

Dès que Natacha avait su que le prince André les suivait, elle avait résolu d’avoir une entrevue avec lui ; tout en la jugeant indispensable, elle pressentait qu’elle serait pénible. L’espérance de le voir l’avait soutenue toute la journée, mais, le moment venu, une terreur sans nom s’empara d’elle. Était-il défiguré ou tel qu’elle se figurait le blessé dont les gémissements la poursuivaient ? Oui, ce devait être ainsi, car dans son imagination ces cris déchirants se confondaient avec l’image du prince André. Natacha se souleva.

« Sonia, tu dors ? Maman ? » murmura-t-elle.

Pas de réponse. Elle se leva alors tout doucement, se signa et, posant légèrement sur le plancher son pied cambré et flexible, elle glissa sur les planches malpropres, qui crièrent sous sa pression, et s’élança avec l’agilité d’un jeune chat jusqu’à la porte, où elle se cramponna au loquet. Il lui semblait que les cloisons de l’isba retentissaient de coups frappés en mesure, tandis que c’était son pauvre cœur qui battait à se rompre, de frayeur et d’amour. Elle ouvrit la porte, franchit le seuil, et toucha de la plante du pied le sol humide de l’entrée couverte qui séparait les deux maisons. La sensation du froid la ranima, elle effleura de son pied déchaussé un homme qui dormait, et ouvrit la porte de l’isba où couchait le prince André. Il y faisait sombre : derrière le lit placé dans un angle, et sur lequel se dessinait une forme vague, brûlait sur un banc une chandelle, dont le suif, en coulant, avait formé à l’entour comme un chaperon. Lorsqu’elle entrevit devant elle cette forme indécise, dont les pieds relevés sous la couverture lui parurent être les épaules, elle crut voir quelque chose de si monstrueux, qu’elle s’arrêta épouvantée, mais elle avança, poussée par une force irrésistible. Marchant avec précaution, elle arriva au milieu de l’isba, qui était encombrée d’effets de toute sorte ; dans le coin, au-dessous des images, un homme était étendu sur un banc, c’était Timokhine, également blessé à Borodino ; le docteur et le valet de chambre étaient couchés par