Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/186

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se disait-il, et, sans la quitter des yeux, il apercevait, par échappée, la flamme rouge de la chandelle à demi consumée et il entendait le bruit des blattes qui couraient sur le plancher, et le bourdonnement de la grosse mouche qui se jetait sur son oreiller. Chaque fois que la mouche touchait son visage, elle le brûlait comme un fer rouge, et il se demandait avec surprise comment, en le heurtant de son aile, elle ne faisait pas écrouler l’étrange édifice d’aiguilles et de copeaux qui se jouait sur sa figure !… Et là-bas, près de la porte quelle était cette forme menaçante, ce sphinx immobile qui lui aussi, l’étouffait ?… « N’est-ce pas plutôt un morceau de linge blanc qu’on a laissé sur la table ? Mais pourquoi alors tout s’étend-il et tout remue-t-il autour de moi ? Pourquoi toujours cette même voix qui chante en mesure ? » reprenait avec angoisse le malheureux blessé…, et tout à coup ses pensées et ses sensations lui revenaient plus nettes et plus puissantes que jamais.

« Oui, oui, l’amour !… Non l’amour égoïste, mais l’amour tel que je l’ai éprouvé pour la première fois de ma vie, lorsque j’ai aperçu à mes côtés mon ennemi mourant, et que je l’ai aimé quand même !… C’est l’essence même de l’âme, qui ne s’en tient pas à un seul objet d’affection, c’est ce que je ressens aujourd’hui !… Aimer son prochain, aimer ses ennemis, aimer tous et chacun, c’est aimer Dieu dans toutes ses manifestations !… Aimer un être qui nous est cher, c’est de l’amour humain, mais aimer son ennemi, c’est presque de l’amour divin !… C’était là la cause de ma joie, lorsque j’ai découvert que j’aimais cet homme… Mais où est-il ? Vit-il encore ?… L’amour humain dégénère en haine, mais l’amour divin est éternel !… Combien de gens n’ai-je pas haï dans ma vie ? N’est-ce pas elle que j’ai le plus aimée et le plus détestée ?… » Et il revit Natacha, non plus avec le cortège de ses charmes extérieurs : c’était dans son âme qu’il pénétrait, c’était son âme dont il comprenait enfin les souffrances, la honte et le repentir ; c’était sa cruauté, à lui, qu’il se reprochait, pour avoir rompu avec elle… « Si je pouvais au moins la voir, si je pouvais voir encore une fois ses yeux et lui exprimer… Oh la mouche qui me frappe ! » Et son imagination se transporta de nouveau dans ce monde d’hallucinations et de réalités où il entrevoyait, comme dans un nuage, l’édifice qui s’élevait toujours au-dessus de sa figure, la chandelle qui brûlait entourée de son cercle rouge, et le sphinx qui se tenait près de la porte !