Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/190

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projet, et à la crainte de le perdre de vue, comme il avait fait la nuit précédente, il ne voyait ni ne comprenait rien. Mais cette sombre détermination n’était pas destinée à aboutir ; alors même qu’il n’en aurait pas été empêché en chemin, l’exécution de son plan était devenue impossible, par la raison toute simple que Napoléon était déjà depuis quelques heures dans le palais impérial du Kremlin. À ce même moment, assis dans le cabinet du Tsar, et de fort méchante humeur, il donnait des ordres et prenait des mesures pour arrêter l’incendie, le pillage, et rassurer les habitants. Pierre ignorait ce fait : absorbé par son idée fixe, et préoccupé, comme tous les entêtés qui entreprennent une chose impossible, il se tourmentait, non des difficultés d’exécution, mais de la défaillance qui, en s’emparant de lui au moment décisif, paralyserait son action et lui enlèverait toute estime de lui-même. Il continuait néanmoins d’instinct sa route sans regarder devant lui, et il arriva ainsi tout droit à la Povarskaïa. Plus il avançait, plus la fumée devenait épaisse ; il commençait à sentir la chaleur de l’incendie, dont les langues de feu s’élançaient au-dessus des maisons voisines. Les rues se remplissaient d’une foule agitée. Pierre commençait à comprendre qu’il se passait autour de lui quelque chose d’extraordinaire, mais il ne se rendait pas compte encore du véritable état des choses. Tout en suivant un chemin battu à travers une grande place déserte, qui touchait d’un côté à la Povarskaïa et longeait de l’autre les jardins d’un riche propriétaire, il entendit tout à coup à ses côtés le cri désespéré d’une femme ; il s’arrêta, comme s’il sortait d’un songe, et leva la tête.

À quelques pas de lui, tout le mobilier d’une maison, des édredons, des samovars, des caisses de toutes sortes s’entassaient en désordre sur l’herbe desséchée et poudreuse ; accroupie à côté des caisses, une jeune femme maigre, avec de longues dents proéminentes, enveloppée d’un manteau noir, et la tête couverte d’un mauvais bonnet, se lamentait en pleurant à chaudes larmes. Deux petites filles de dix à douze ans, pâles et terrifiées comme elle, vêtues de misérables jupons et de manteaux à l’avenant, regardaient leur mère avec stupeur, tandis qu’un petit garçon de sept ans, coiffé d’une casquette beaucoup trop grande pour lui, pleurait dans les bras de sa vieille bonne. Une fille de service apparemment, nu-pieds et malpropre, assise sur une des caisses, avait défait sa tresse d’un blond sale, et en arrachait par poignées les