Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/193

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en métal ! Leurs camarades, qui se tenaient dans la cour, s’en approchèrent aussitôt.

« Eh bien, qu’est-ce qu’il veut celui-là ? s’écria l’un d’eux avec colère.

— Il y a un enfant dans cette maison, dit Pierre… N’avez-vous pas vu un enfant ?

— Qu’est-ce qu’il chante donc ?… Va te promener ! crièrent plusieurs voix, et l’un des soldats, craignant que Pierre ne lui enlevât sa part de l’argenterie et des bronzes qui étaient dans la commode, s’avança d’un air menaçant.

— Un enfant ? s’écria un Français de l’étage supérieur… J’ai entendu piailler dans le jardin. C’est peut-être son moutard, à ce bonhomme… Faut être humain, voyez-vous…

— Où est-il ? où est-il ? demandait Pierre.

— Par ici, par ici, répondit le Français en lui indiquant le jardin derrière la maison… Attendez, je vais descendre. »

En effet, une seconde plus tard, un Français, en bras de chemise, sauta par la fenêtre du rez-de-chaussée, donna à Pierre une tape sur l’épaule et courut avec lui au jardin.

« Dépêchez-vous, vous autres, cria-t-il à ses camarades, il commence à faire chaud !… et, s’élançant dans l’allée sablée, il tira Pierre par la manche, et lui montra un paquet posé sur un banc.

C’était une petite fille de trois ans, en robe de percale rose.

« Voilà votre moutard… une petite fille, tant mieux !… Au revoir, mon gros… Faut être humain, nous sommes tous mortels, voyez-vous… » Et le Français rejoignit ses compagnons.

Pierre, essoufflé, allait saisir l’enfant, lorsque la petite, aussi pâle et aussi laide que sa mère, poussa un cri désespéré à sa vue et s’enfuit. Pierre la rattrapa et la prit dans ses bras, pendant qu’elle hurlait avec colère et essayait avec ses petites mains de s’arracher à l’étreinte de Pierre, qu’elle mordait à belles dents. Cet attouchement, qui ressemblait à celui d’un petit animal, lui causa une telle répulsion, qu’il fut obligé de se dominer pour ne pas jeter là l’enfant, et, reprenant sa course vers la maison, il se trouva tout à coup dans l’impossibilité de suivre le même chemin. Aniska avait disparu, et, partagé entre le dégoût et la compassion, il se vit contraint, tout en serrant contre lui la petite fille qui continuait à se débattre comme un beau diable, de traverser de nouveau le jardin et de chercher une autre issue.