Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/196

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tait, et la jeune femme, réveillée de sa torpeur, poussait des cris déchirants.

« Laissez cette femme ! » s’écria Pierre, furieux, en secouant le soldat par les épaules ; le soldat tomba, et, se relevant aussitôt, s’enfuit à toutes jambes.

Son camarade, jetant à terre les bottes qu’il tenait à la main, tira son sabre et marcha droit sur Pierre :

« Voyons, pas de bêtises, » dit-il.

Pierre, en proie à un de ces accès de colère qui décuplaient ses forces et lui ôtaient toute conscience de ses actes, se jeta sur lui, lui donna un croc-en-jambe, le renversa et lui appliqua une volée de coups de poing. La foule était en train de l’applaudir, lorsque d’un coin de la place déboucha une patrouille de lanciers, qui arrivèrent au trot et entourèrent le vainqueur et le vaincu. Pierre ne comprit qu’une chose, c’est qu’il frappait à coups redoublés, qu’on le battait à son tour, qu’on lui liait les mains, et il se vit entouré de soldats qui fouillaient dans ses poches.

« Il a un poignard, lieutenant ! »

Ce furent les premiers mots qu’il entendit distinctement.

« Ah ! une arme ! reprit l’officier… C’est bon, vous direz tout cela au conseil de guerre…

— Parlez-vous français, vous ? »

Pierre, les yeux injectés de sang, ne répondit rien ; il avait sans doute l’air peu rassurant, car l’officier donna tout bas un ordre, et quatre lanciers vinrent se placer à ses côtés.

« Parlez-vous français ? répéta l’officier en se tenant à distance… Appelez l’interprète ! »

Un petit homme en habit civil sortit de derrière les rangs. Pierre le reconnut aussitôt pour un commis français qu’il avait vu dans un magasin de Moscou.

« Il n’a pas l’air d’un homme du peuple, dit l’interprète en examinant Pierre.

— Ce doit être l’un des incendiaires, reprit l’officier. Demandez-lui qui il est.

— Qui es-tu ? dit l’interprète. Ton devoir est de répondre à l’autorité.

— Je ne vous dirai pas mon nom ; je suis votre prisonnier, emmenez-moi, dit tout à coup Pierre en français.

— Ah ! ah ! s’écria l’officier en fronçant le sourcil… Marchons ! »

Un groupe de curieux, parmi lesquels se trouvaient la petite