Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/199

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d’une lettre adressée par le métropolite à l’Empereur, à propos de l’envoi qu’il lui faisait d’une image de saint Serge. Cette épître passait pour un chef-d’œuvre de patriotisme et de sentiment religieux. Le prince Basile, qui se flattait d’être un lecteur hors ligne (il lui arrivait parfois de lire chez l’Impératrice), devait en donner connaissance. Son talent consistait à hausser la voix et à passer du grave au doux, sans tenir compte de la signification des mots. Cette lecture avait, comme tout ce qui se faisait chez Anna Pavlovna, une importance politique : la soirée devait réunir quelques personnages influents, et l’on s’était promis de les faire rougir de honte parce qu’ils continuaient à fréquenter le théâtre français. Il y avait déjà beaucoup de monde dans le salon d’Anna Pavlovna, mais elle n’avait pas vu encore apparaître ceux dont elle jugeait la présence nécessaire pour que l’on pût commencer la lecture.

La nouvelle qui faisait ce jour-là les frais de la conversation était la maladie de la comtesse Besoukhow, qui, depuis quelque temps, s’abstenait de prendre part aux réunions dont elle faisait l’ornement habituel, ne recevait personne, et, au lieu de se confier à une célébrité de la ville, se faisait soigner par un jeune docteur italien ; cet Italien la traitait au moyen d’un remède nouveau et complètement inconnu. Il était plus que probable que la maladie de la charmante comtesse provenait de l’embarras où elle se trouvait d’épouser deux maris à la fois, et que le traitement de l’Italien n’avait pour but que de la tirer de cette fausse situation ; mais, en présence d’Anna Pavlovna, personne n’osait soulever cette question délicate, ou y faire la moindre allusion.

« On dit la pauvre comtesse très mal : le médecin parle d’une angine[1]  !

— L’angine ? Mais c’est une maladie terrible !

— Bah !… Savez-vous que, grâce à l’angine, les deux rivaux sont réconciliés ?… Le vieux comte est touchant, à ce qu’il paraît. Il a pleuré comme un enfant quand le médecin lui a appris que le cas était grave !

— Oh ! ce serait une grande perte !… C’est une femme ravissante !

— Vous parlez de la pauvre comtesse ? J’ai envoyé prendre de ses nouvelles. On m’a dit qu’elle allait un peu mieux… Oh oui ! c’est la plus charmante femme du monde, répliqua

  1. En français dans le texte. (Note du trad.)