Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/203

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quiétude commença à sourdre dans le public. La cour souffrait de l’ignorance dans laquelle on laissait l’Empereur : « Sa position est terrible », disait-on, et l’on accusait déjà Koutouzow, après l’avoir exalté l’avant-veille, de causer tous ces tourments au Tsar. Le prince Basile ne vantait plus son protégé, mais gardait un profond silence lorsqu’il était question du commandant en chef. Dans la même soirée, une nouvelle à sensation ajouta encore à l’angoisse qui commençait à se répandre dans les hautes sphères : la comtesse Hélène venait de mourir subitement de sa mystérieuse maladie. On racontait officiellement que la comtesse était morte des suites de son angine ; mais, dans l’intimité, on s’étendait sur de certains détails : le médecin de la reine d’Espagne lui aurait ordonné, disait-on, un certain remède qui, pris à faibles doses, devait amener le résultat désiré ; mais Hélène, tourmentée par les soupçons du vieux comte et le silence de son mari, cet affreux Pierre, avait avalé une quantité double de la drogue prescrite, et était morte dans des souffrances atroces, sans qu’on eût le temps de lui porter secours. On assurait aussi que le prince Basile et le comte avaient violemment pris à partie le médecin italien, mais qu’à la lecture de certains autographes intimes de la défunte, mis par ce dernier sous leurs yeux, ils avaient aussitôt cessé de le poursuivre. Toujours est-il que, ce jour-là, la causerie de salon eut beau jeu à s’occuper de ces trois tristes événements : l’inquiétude de l’Empereur, la perte de Koutaïssow et la mort d’Hélène.

Le surlendemain de l’arrivée du rapport, un propriétaire venu de Moscou répandit l’incroyable et foudroyante nouvelle que cette ville avait été abandonnée aux Français ! « C’était horrible ! La position de l’Empereur était affreuse ! Koutouzow était un traître ! » Et le prince Basile affirmait, à ceux qui lui faisaient des visites de condoléance à l’occasion de la mort de sa fille, qu’on ne pouvait s’attendre à rien autre de la part de ce vieillard impotent et aveugle : « Je me suis toujours étonné, disait-il, en oubliant probablement dans sa douleur ce qu’il avait dit la veille, que le sort de la Russie ait été confié à de telles mains ! » La nouvelle n’étant pas officielle, le doute était encore permis, mais le lendemain elle fut confirmée par le rapport suivant du comte Rostoptchine :

« L’aide de camp du prince Koutouzow m’a apporté une lettre, dans laquelle le commandant en chef me demande de lui fournir des hommes de police, afin de guider les troupes à