Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/206

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— Ah ! reprit l’Empereur en le remerciant du regard. Vous me tranquillisez, colonel. »

Il baissa la tête et garda quelques instants le silence.

« Eh bien, retournez à l’armée, dit-il en se redressant de toute sa hauteur d’un geste plein de majesté. Dites à nos braves, dites à tous mes loyaux sujets, partout où vous passerez, que quand je n’aurai plus de soldats je me mettrai moi même à la tête de ma chère noblesse, de mes braves paysans, et j’userai ainsi jusqu’aux dernières ressources de mon empire. Il m’en offre encore plus que mes ennemis ne pensent, poursuivit l’Empereur en s’animant de plus en plus, mais si jamais il était écrit dans les décrets de la divine Providence, ajouta-t-il en levant au ciel ses yeux pleins de douceur, que ma dynastie dût cesser de régner sur le trône de mes ancêtres, alors, après avoir épuisé tous les moyens qui sont en mon pouvoir, je me laisserais croître la barbe, et j’irais manger des pommes de terre avec le dernier de mes paysans, plutôt que de signer la honte de ma patrie et de ma chère nation, dont je sais apprécier les sacrifices ! » Après avoir prononcé ces paroles d’une voix émue, il se détourna comme pour cacher ses larmes, fit quelques pas jusqu’au bout de la chambre, puis, revenant avec vivacité, il serra fortement la main de Michaud, et lui dit, les yeux brillants de colère et de décision :

« Colonel Michaud, n’oubliez pas ce que je vous dis ici ; peut-être qu’un jour nous nous le rappellerons avec plaisir. Napoléon et moi, nous ne pouvons plus régner ensemble. J’ai appris à le connaître, il ne me trompera plus[1]  ! »

En entendant ces mots et en voyant l’expression de fermeté qui se lisait sur les traits du Souverain, Michaud, « quoique étranger, mais Russe de cœur et d’âme », se sentit gagné par un sincère enthousiasme (comme il le raconta plus tard).

« Sire ! s’écria-t-il, Votre Majesté signe en ce moment la gloire de la nation et le salut de l’Europe. »

Quand il eut exprimé ainsi, non seulement ses sentiments personnels, mais ceux du peuple russe, dont il se regardait à cette heure comme le représentant, l’Empereur le congédia d’un signe de tête.

  1. En français dans le texte. (Note du trad.)