Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/21

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— Borodino, » répondit l’autre en le reprenant.

L’officier, enchanté de trouver l’occasion de causer, se rapprocha de Pierre.

« Et où sont les nôtres ?

— Mais là plus loin, et les Français aussi ; les voyez-vous là-bas ?

— Où, où donc ? demanda Pierre.

— Mais on les voit à l’œil nu…, et l’officier lui indiqua de la main la fumée qui s’élevait à gauche de la rivière, pendant que son visage prenait cette expression sérieuse que Pierre avait déjà remarquée chez plusieurs autres.

— Ah ! ce sont les Français ?… mais là-bas ? ajouta-t-il en indiquant la gauche de la colline.

— Eh bien, ce sont les nôtres.

— Les nôtres ? mais alors là-bas ?… »

Et Pierre désignait de la main une hauteur plus éloignée, sur laquelle se dessinait un grand arbre, à côté d’un village enfoncé dans un repli de terrain, où s’agitaient des taches noires et d’épais nuages de fumée.

« C’est encore « lui ! » répondit l’officier (c’était précisément la redoute de Schevardino). Nous y étions hier, mais « il » y est aujourd’hui.

— Mais alors où donc est notre position ?

— Notre position ? dit l’officier avec un sourire de complaisance. Je puis vous l’indiquer clairement, car c’est moi qui ai construit tous les retranchements… suivez-moi bien : notre centre est à Borodino, ici même, — il indiqua le village avec l’église blanche ; — là, le passage de la Kolotcha… Voyez-vous un pont dans cette petite prairie avec ses meules de foin éparpillées ?… Eh bien, c’est notre centre. Notre flanc droit ? le voici, — continua-t-il en indiquant par un geste le vallon à droite ; — là est la Moskva, et c’est là que nous avons élevé trois fortes redoutes. Quant à notre flanc gauche,… ici l’officier s’embarrassa… c’est assez malaisé de vous l’expliquer : notre flanc gauche était hier à Schevardino, où vous apercevez ce grand chêne ; et maintenant nous avons reporté notre aile gauche là-bas, près de ce village brûlé et ici, — ajouta-t-il en montrant la colline de Raïevsky. — Seulement ; Dieu sait si on livrera bataille sur ce point. Quant à « lui », il a, il est vrai, amené ses troupes jusqu’ici, mais c’est une ruse : il tournera sûrement la Moskva sur la droite… Quoi qu’il arrive, il en manquera beaucoup demain à l’appel ! »

Un vieux sergent qui venait de s’approcher attendait en