Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/213

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pourtant répondu une fière bêtise à la femme du gouverneur, se dit-il à souper. La voilà qui va tripoter mon mariage ; et Sonia ? »

Aussi, lorsqu’il lui fit ses adieux et qu’elle lui rappela en souriant leur conversation, il la prit à part :

« Je dois vous dire, ma tante, que…

— Viens, viens ici, mon ami, asseyons-nous… » Et tout à coup il se sentit irrésistiblement poussé à prendre pour confidente cette femme, qui était presque une étrangère pour lui, et à lui confier ses plus secrètes pensées, celles qu’il n’aurait pas même dites à sa mère, à sa sœur ou à son ami le plus intime.

Lorsque plus tard il se souvint de cette explosion de franchise inexplicable, que rien ne motivait et qui eut pour lui de très graves conséquences, il l’attribua à un effet du hasard.

« Voici ce que c’est, ma tante. Maman tient à me marier depuis longtemps à quelqu’un de riche, mais un mariage d’argent m’est souverainement antipathique.

— Oh ! je le comprends, dit la bonne dame, mais ici ce serait autre chose.

— Je vous avouerai franchement que la princesse Bolkonsky me plaît beaucoup ; elle me convient, et depuis que je l’ai vue dans une si triste situation, je me suis souvent dit que c’était le sort… Et puis, vous savez sans doute que maman a toujours désiré ce mariage : mais je ne sais comment cela s’est fait, nous ne nous étions jamais rencontrés jusque-là. Ensuite, lorsque ma sœur Natacha devint la fiancée de son frère, il ne me fut plus possible de demander sa main, et voilà que je la rencontre aujourd’hui au moment où ce mariage se rompt et que tant d’autres circonstances… Enfin, voilà ce qui en est : je n’en ai jamais parlé à personne, je ne le dis qu’à vous. »

Mme la gouvernante redoubla d’attention…

« Vous connaissez Sonia, ma cousine… Je l’aime, je lui ai promis de l’épouser, et je l’épouserai… Vous voyez donc qu’il ne peut plus être question de l’autre…, ajouta-t-il en hésitant et en rougissant.

— Mon cher, mon cher, comment peut-on parler ainsi ? Sonia n’a rien, et tu m’as dit toi-même que vos affaires étaient dérangées ; quant à ta maman, cela la tuera, et Sophie elle-même, si elle a du cœur, ne voudra pas assurément d’une telle existence : une mère au désespoir, une fortune en déroute… Non, non, mon cher, Sophie et toi vous devez le comprendre. »

Nicolas se taisait, mais cette conclusion ne lui était pas désagréable :