Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/219

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Ce soir-là Nicolas resta chez lui, afin de terminer au plus vite ses comptes avec les maquignons. Quand il les eut mis en règle, ce qui ne fut pas long, il arpenta longtemps sa chambre, en passant, contre son habitude, toute son existence en revue. Son entrevue du matin avec la princesse Marie lui avait causé une impression plus profonde qu’il ne l’aurait désiré pour son repos. Ses traits fins, pâles et mélancoliques, son regard lumineux, ses gestes doux et gracieux, et surtout cette douleur tendre et profonde qui s’exhalait de toute sa personne, le troublaient et commandaient sa sympathie. Autant Rostow aimait peu à trouver chez un homme la preuve d’une supériorité morale (c’était pourquoi il n’avait jamais eu de penchant pour le prince André, qu’il traitait volontiers de philosophe et de rêveur), autant chez la princesse Marie cette douleur, dans laquelle il entrevoyait la profondeur de ce monde spirituel où il était comme un étranger, l’attirait d’une façon irrésistible. Quelle merveilleuse femme ! Ce doit être un ange véritable ! Pourquoi ne suis-je pas libre ? Pourquoi me suis-je tant pressé avec Sonia ? » Et involontairement il établissait une comparaison entre l’absence chez l’une et l’abondance chez l’autre de ces dons de l’âme qu’il ne possédait pas, et dont, pour cette raison même, il faisait tant de cas. Il se complaisait à se représenter comment il eût agi s’il avait été libre, comment il lui aurait demandé sa main et comment elle serait devenue sa femme ; mais à cette pensée il avait froid, et ne voyait plus devant ses yeux que des images confuses. Associer la princesse Marie à de riants tableaux lui semblait impossible. Il l’aimait sans la comprendre, tandis que dans le souvenir de Sonia tout était clair et simple, parce que pour lui il n’y avait en elle rien de mystérieux. « Comme elle priait ! se disait-il. C’est bien là la foi qui transporte les montagnes, et je suis sûr que sa prière sera exaucée. Pourquoi ne puis-je prier ainsi et demander ce dont j’ai besoin ? De quoi ai-je besoin ? D’être libre et de rompre avec Sonia ! La femme du gouverneur avait raison : mon mariage avec elle n’amènera que des malheurs, le désespoir de maman, les affaires… Ah ! quel embarras ! quel embarras ! Et puis, je ne l’aime pas, non, je ne l’aime pas comme il faudrait l’aimer ! Ah ! mon Dieu, qui m’aidera à sortir de cette affreuse impasse ? » s’écria-t-il en déposant sa pipe dans un coin ; et, les mains jointes, tout entier au souvenir de la princesse Marie, il se plaça devant l’image, les yeux pleins de larmes, et pria comme il n’avait pas prié