Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/231

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le sang jaillir à deux endroits, les cordes céder sous le poids du cadavre, la tête se pencher, les jambes se replier et donner à l’agonisant une pose étrangement contournée. Personne ne le soutenait, ceux qui l’entouraient avaient subitement pâli, et l’on voyait trembler la lèvre du vieux soldat à moustache blanche qui détachait les cordes ; le corps s’affaissa, les soldats s’en emparèrent gauchement, le traînèrent derrière le poteau et le poussèrent brusquement dans la fosse. Ils avaient l’air eux-mêmes de criminels qui se hâtent de cacher les traces de leur crime. Pierre jeta un regard sur cette fosse, et aperçut le cadavre de l’ouvrier, dont les genoux touchaient la tête et dont une épaule dépassait l’autre ; cette épaule, secouée par des mouvements convulsifs, se levait et s’abaissait lentement, mais les pelletées de terre tombaient, sans relâche, et s’entassaient en le recouvrant. Un des soldats appela Pierre d’une voix impatiente et irritée, il ne l’écouta pas et resta rivé au sol. Lorsque la fosse fut comblée, on entendit un autre commandement, Pierre fut ramené à sa place, les soldats firent demi-tour à droite et défilèrent au pas devant le poteau. Vingt-quatre soldats, dont les armes étaient déchargées, regagnèrent leur rang à mesure que la compagnie passait devant eux. Tous rentrèrent, à l’exception d’un seul, d’un jeune soldat, pâle comme un mort, qui avec son shako renversé sur la nuque, son fusil abaissé, était resté immobile à côté de la fosse à l’endroit même où il avait tiré ; il chancelait comme un homme ivre, et se jetait tantôt en avant et tantôt en arrière pour retrouver son équilibre. Un vieux sous-officier courut à lui, le saisit par l’épaule et l’entraîna dans la compagnie. La foule se dispersait peu à peu, chacun marchait la tête inclinée et en silence.

« Ça leur apprendra, à ces gredins d’incendiaires ! » dit un Français.

Pierre se retourna pour voir qui venait de parler : c’était un soldat ; il essayait de se consoler de ce qu’il avait fait, mais sa phrase resta inachevée et il s’éloigna avec un geste de découragement.

XII

On sépara Pierre de ses compagnons et on le laissa seul dans une petite église dévastée. Vers le soir, le sous-officier