Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/239

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— Les domestiques disent que c’est toujours la même chose, »

Qu’est-ce que cela pouvait signifier ? Elle eut peur de le demander, et jeta un coup d’œil sur son neveu, assis en face d’elle : l’enfant était tout joyeux d’arriver dans une grande ville ; alors elle baissa la tête et ne la releva plus que lorsque la lourde voiture, se balançant et criant sur ses ressorts, s’arrêta tout à coup. Le marchepied fut abaissé avec bruit, et la portière s’ouvrit. Elle aperçut à gauche une large nappe d’eau, c’était le fleuve ; à droite, un perron sur lequel se tenaient plusieurs domestiques et une jeune fille au teint frais et rose, dont la jolie figure, couronnée d’une large tresse de cheveux noirs, semblait sourire à contre-cœur : cette jeune fille était Sonia. La princesse monta vivement les degrés, tandis que Sonia lui disait d’un air embarrassé :

« Par ici, par ici ! » Et elle se trouva tout à coup dans le vestibule, en face d’une femme âgée, au type oriental, qui venait avec empressement au devant d’elle.

C’était la comtesse, qui, bouleversée par l’émotion, l’entoura de ses bras et l’embrassa à plusieurs reprises :

« Mon enfant, je vous aime, je vous connais depuis longtemps ! »

La princesse Marie comprit qui elle était et sentit qu’il fallait répondre à son effusion. Ne sachant trop que dire, elle murmura quelques paroles en français et demanda :

« Et lui, comment est-il ?

— Le docteur assure qu’il n’y a plus de danger, reprit la comtesse en levant les yeux au ciel, et en poussant un soupir qui contredisait ses paroles.

— Où est-il ? Puis-je le voir ?

— Certainement, à l’instant, mon amie… Est-ce son fils ? ajouta la comtesse, en voyant entrer Nicolas avec son gouverneur. Quel charmant enfant ! La maison est grande, il y aura place pour tout le monde. »

Tout en caressant le petit garçon, la comtesse les emmena dans le salon où Sonia causait avec Mlle Bourrienne. Le comte vint saluer la princesse Marie, qui le trouva très changé depuis qu’elle ne l’avait vu. Il était alors vif, gai, plein d’assurance ; aujourd’hui elle retrouvait un homme brisé, effaré, qui faisait peine à voir. En lui parlant, il jetait sur ceux qui l’entouraient des regards à la dérobée, comme pour juger de l’effet de ses paroles. Après le désastre de Moscou et sa